L’ESCADRE RUSSE A BIZERTE. CHRONIQUE 1923.

L’ESCADRE RUSSE A BIZERTE. CHRONIQUE 1923.

Un chapitre du “Chemin de croix des officiers de la Marine Impériale de Russie”.

Nos remerciements à I. KUTTLEIN, petite fille du colonel en l’amirauté A. A. POZNIAK, pour la correction des textes.

Début 1923, après la réduction du nombre de navires de l’escadre, les discussions concernant la réduction des effectifs furent à nouveau mis à l’ordre du jour par les Français et l’on réduisit les effectifs officiels à 264 personnes à partir du 1-er avril1Ordre du PM du 10 mars 1923 N° 339 sur initiative française, cependant, le préfet reçut un télégramme du ministère de la Marine2Du 10 mars 1923 N° 458 dans lequel on arrêtait le nombre de personnes à 274 personnes et l’on peut supposer que l’amiral Kedroff et le capitaine de vaisseau Dmitrieff veillaient au grain et étaient intervenus avec succès à haut niveau.

En janvier 1923, le préfet maritime communiqua3Télégramme N° 10 du 6 janvier 1923 au ministère de la Marine le montant des frais occasionnés par l’entretien des navires de 147 597,69 F/mois. Le ministère demanda le 11 janvier 1923 de réduire ces frais à une moyenne mensuelle de 135 000 F. Ce budget s’avéra tout à fait acceptable puisqu’il était précisé par le ministère que l’entretien du tanker Bakou, un poste important du budget, serait imputé au compte du ministère de la Marine.

Les navires furent déplacés début mars et le dreadnought Guénéral Alexeev fut amarré dans la baie de Carrière située en face de la baie de Karouba et tous les contre-torpilleurs, les sous-marins et le navire-école Moriak furent transférés dans la baie de Karouba. Le croiseur l’Almaz resta à Sidi Abdallah pour assurer la liaison avec la direction du port et des chantiers. Par ailleurs, le personnel russe détaché au chantier naval vivait à son bord.

Du fait de la diminution du nombre de navires, les effectifs pour la plupart des navires furent en nette augmentation par rapport à octobre 1922 mais demeurèrent insuffisants pour maintenir ordre et propreté. Le personnel fut réparti de la façon suivante :  

Dans son ordre du 28 février4(N° 44)le commandant par intérim modifia celui du 18 octobre5(N° 257)en matière d’effectifs mais aussi en matière d’appointements :

Le chef d’état-major percevait : 65 F/ mois, les commandants de navires avec un grade de capitaine de vaisseau : 60 F, les autres commandants de navires : 55 F, les officiers en second et ingénieurs-mécaniciens supérieurs : 52 F, les officiers : 50 F (dont un prêtre et un médecin), les ingénieurs-mécaniciens : 50 F, les membres d’équipage : 40 F.

Ces mesures à l’exception des salaires furent appliquées jusqu’à la liquidation de l’escadre et les effectifs se réduisirent de façon naturelle suite aux départs volontaires.

L’Escadre de la Méditerranée, commandée depuis le 1-er septembre 1923 par l’amiral Dumesnil, une vieille connaissance particulièrement respectée et appréciée par les marins russes, mouilla à Bizerte le 20 novembre 1923. Après un échange de visite protocolaire une grande fête fut donnée à la préfecture maritime et tous les officiers de la marine russes furent conviés avec leur famille.

Un rapport concernant la vie de l’escadre précise « Il faut remarquer qu’en 1923 et 1924 les relations, aussi bien avec le haut commandement maritime que le haut commandement de l’armée de terre, avec l’amiral et les officiers, avaient un caractère attentionné et amical. »

En août 1923 lorsque le contre-amiral Grandclément fut nommé au poste de préfet maritime, madame Grandclément, dès son arrivée, rendit visite aux dames du Guéorguii Pobedonossets. Les rapports du contre-amiral Granclément et de l’état-major russe furent excellents.

Afin de régler certains points qu’il était impossible de régler par échange de courriers, l’attaché naval Dmitrieff se rendit à Bizerte le 9 décembre 1923, sur invitation de l’état-major de l’escadre. Le capitaine de vaisseau Dmitrieff se déclara agréablement surpris par l’état des navires.

Il avait été décidé, lors de cette visite, de transmettre le contre-torpilleur Capitane Sakenne  aux autorités françaises. Ce navire, construit en 1906, avait été remorqué du port de Sébastopol alors que ses machines et chaudières étaient démontées et laissées dans les ateliers de Sébastopol. Le pont était attaqué par la rouille et posait des problèmes de sécurité. Une lettre fut envoyée au préfet maritime, mais le sort du Capitane Sakenne ne fut réglé que début 1924.

Le contre-torpilleur Capitane Sakenne à Bizerte (Collection A. V. Plotto)

Le capitaine de vaisseau Dmitrieff annonça que le budget avait pu être augmenté et que la rémunération des officiers avait été doublée et celle des équipages portée de 40 à 50 F. Les postes des grades subalternes étaient souvent occupés par des officiers, mais il n’avait pas été possible d’obtenir plus du fait du niveau de rémunération des équipages français.

Les nouvelles concernant l’avenir de l’escadre étaient rassurantes.

Le préfet reçut le 21 décembre une lettre du ministre de la Marine6Datée du 15 décembre N° 184qui mentionnait que les dépenses d’entretien de l’escadre et des réfugiés assistés de  1 620 000 F telles que prévues pour 1923  était couvertes par la vente des navires auxiliaires et la vente des munitions. Ces montants furent payés mensuellement en avance par la « Commission de liquidation des avoirs Wrangel » et la procédure budgétaire et le suivi des dépenses détaillées avec ventilation des dépenses par poste furent précisés. Le budget resta globalement sans modification substantielle. L’état-major de l’escadre trouva rassurant que certains postes fussent augmentés sans qu’aucune demande ne fut formulée, comme par exemple, les dépenses de bureau qui étaient de  200 F/mois et qui furent portées à 300 F/mois.

Des hypothèses techniques comme la périodicité des carénages, les imprévus … étaient chiffrées dans le budget.

Le nouveau budget était perçu de façon positive par les Russes et la volonté d’intégrer les dépenses dans un cadre de comptabilité français était comme extrêmement rassurant.

Dans le tableau gratification ayant un « caractère de rémunération »  les montants mensuels étaient les suivants :

Les effectifs au 1-er décembre 1923 furent les suivants:

NOUVELLES AFFECTATIONS DANS L’ETAT-MAJOR

A partir du 11 septembre 1923, le capitaine de vaisseau Grigorkoff qui remplaçait temporairement l’officier de liaison avec l’armée de terre, le capitaine de vaisseau Sollogoub, fut confirmé dans cette fonction7Ordre N° 178 du 17 septembre 1923.puis il fut à son tour remplacé par lieutenant Almazov.8Ordre CDEPI N° 187 du 2 octobreLe lieutenant de vaisseau Ellenbogen, commandant de l’Almaz à cette date, fut affecté à la fonction d’officier de liaison du port et des chantiers de Sidi Abdallah.9Ordre N°187 du 2 octobre.

Le 3 avril 1923 le président du Comité aux Affaires Russes, le contre-amiral Nikolia décéda et le général-lieutenant Tverdy lui succéda

L’AFFAIRE DES NAVIRES DE GUERRE GROZNI ET STRAJ

Il s’agissait de deux navires destinés initialement au transport de mines dont la construction à Marioupol n’avait pas été terminée. Ces deux navires furent saisis par les blancs lors de la prise de Marioupol par l’Armée russe de Wrangel en 1920 et furent armés et utilisés en qualité de canonnières. Il s’agissait incontestablement de navires de guerre.

Fin février 1923, la transmission des deux canonnières aux Français était prévue début mars 1923 mais deux mitchman, Nepokoitсhitsky et Roukcha de la promotion 1918, décidèrent de couler les navires plutôt que de les transmettre aux Français.  Le 27 février 1923, vers minuit,  le mitchman Nepokoitchitsky tenta d’ouvrir les vannes de coque sur le Straj mais n’y arrivant pas seul, se rendit sur le Grozny où il aida Roukcha à les ouvrir. Ces dernières furent ouvertes vers 3 heures du matin. Vers 6 heures du matin, les mitchman prévinrent le commandant du navire, le lieutenant de vaisseau Von Viren, alors que l’eau arrivait à la hauteur des hublots et qu’il n’était plus possible de fermer les vannes. Le navire fut rapidement remorqué et échoué sur un haut-fond par le Kitoboï, qui se trouvait par un heureux hasard sous vapeur, l’avant du Grozny émergeant. Les Français furent immédiatement informés et les deux mitchman interrogés puis transférés à la préfecture maritime où ils furent mis aux arrêts.

Le Grosny coulé (Collection A. V. Plotto)

Le 28 février, les deux hommes furent officiellement désavoués par l’amiral Berens10Ordre N°  48et leur acte qualifié de délit « envers l’Escadre et de la France qui les avait accueillis ». L’amiral précisa « ils ne pouvaient pas ne pas savoir que la vente d’une partie des navires servirait à couvrir les frais d’entretien d’autres navires qui avaient une valeur militaire. Ils ont montré par leur acte l’absence de compréhension de la discipline et une incompréhension de leur devoir ». Cet ordre fut immédiatement traduit et transmit aux Français afin qu’il n’y ait pas de confusion ou de doutes sur la position de l’état-major de l’Escadre.

L’amiral Kedroff nomma une commission qui devait examiner cette affaire le 2 mars 1923 sur le Pylkii mais le préfet reçut un ordre de Paris dans lequel il était précisé que cette affaire était du ressort de la justice civile et la justice locale commença son enquête. Le travail de la commission russe fut donc annulé.

Par lettre secrète11N° 1476du 27 juillet, le préfet fut informé que suite à l’arrêté du 1-er juin 1923 de la Chambre d’accusation d’Algérie, cette dernière considérait que cette affaire n’était pas de son ressort et informa les enquêteurs de Tunis, qu’il n’était pas utile de nommer un tribunal militaire pour cette affaire et que dans ces conditions, il fallait considérer cette affaire close d’un point de vue juridique, mais le maintien en prison des deux mitchman restait requis. Il était également demandé au Ministre des Affaires étrangères dans une lettre,12Lettre du du 27 juillet 1923que l’on procédât à l’expulsion des deux mitchman de Tunisie et que l’on interdise leur séjour en France, dans les colonies et les protectorats français.

En novembre 1923 les deux hommes furent transféré à Marseille, puis, suite à une rumeur d’expulsion vers la Russie soviétique, ils tentèrent de se suicider en se tranchant la gorge, mais survécurent et se rétablirent.

Il faut noter que ce cas juridique fut particulièrement complexe puisque l’escadre, bien que « gagée », se trouvait sous drapeau russe et le navire avait été sabordé avant transmission aux Français. Cette affaire malheureuse se termina pour la partie juridique pour cause de complexité. Curieusement, nos deux « héros » restèrent en France et Roukcha décéda à Clermont-Ferrand13Nezabytye Mogily Tome 6-1 page 314le 13 septembre 1928 et Nepokoitchitski vivait a Asnières14S. V. Volkoff. Officiers de la flotte et du département de la Marine page 335vers 1929. On ne saura sans doute jamais s’il s’agissait de clémence ou de négligence.

Cet acte avait eu la triste conséquence de coûter cher à l’Escadre, les frais de renflouement du Groznyï, un montant de  71 396,64 F soit environ la moitié du budget d’entretien des navires de l’escadre fut imputé à cette dernière.

(Collection A. V. Plotto)

Cet événement sera suivi d’une diminution du budget d’entretien des navires signifiée par le préfet maritime dans la lettre du 19 juin 192315N° 304 Pet retransmise par l’amiral Berens le 21 juillet16N° 148au personnel de l’Escadre.

Le 27 mars 1923 le Straj et le Tchernomore furent remorqués par les Français à Sidi Abdallah.

VENTE DES NAVIRES AUXILIAIRES

Courant février 1923 les dix navires auxiliaires destinés à la vente furent transmis aux Français et transférés à Sidi Abdallah.

Mi-mai, les canonnières Grozny et Straj furent vendus à la société de Monsieur Luidgi Fachianne (Salvatore Bertello)17Télégramme N° 229 du 12 mai 1923qui avait déjà acheté le Golland. Ils ne quitteront Bizerte qu’en juin 1923 en raison des réparations qui devaient être effectuées sur le Golland. Le Gollande fut rebaptisé Salvator. Il avait une hélice détériorée et il fallut attendre la réparation pour le départ des trois navires début juin 1923.

Le 1-er février 1923 le préfet maritime informa18Télegramme du Ministère de la Marine N° 715l’amiral Berens que les navires Djiguit, Vsadnik et Golland étaient vendus a Salvatore Bertello et que les navires devaient être désarmés au plus vite.

Le 5 février 1923, le Yakout fut vendu à Emmanuel Tchetenti et François Faroudjia,19S’agissant d’une translitération à partir du russe, l’orthographe est peut être inexactetous deux domiciliés à Marseille.20Télégramme du Ministère de la Marine N° 808.

Le Djiguit, Vsadnik et Golland quittèrent Bizerte début mars 1923.

Le Yakout  quitta également Bizerte début mars 1923 pour Tunis pour quelques travaux avec des équipages qui furent complétés par des marins russes. Il navigua entre Tunis et Malte sous pavillon anglais puis fut nommé La Valette.

Le 1-er mars, le brise-glace Illia Mouromets fut remorqué par les Français à Sidi Abdallah et début mars, le Kitoboï.

Les Russes  considéraient que le prix de vente des navires avait été le plus souvent sous-évalué de 50 KF à 200 KF et de 1 000 KF  pour le Tchernomore et de 500 KF  pour l’Illia Mourometz.


  • 1
    Ordre du PM du 10 mars 1923 N° 339
  • 2
    Du 10 mars 1923 N° 458
  • 3
    Télégramme N° 10 du 6 janvier 1923
  • 4
    (N° 44)
  • 5
    (N° 257)
  • 6
    Datée du 15 décembre N° 184
  • 7
    Ordre N° 178 du 17 septembre 1923.
  • 8
    Ordre CDEPI N° 187 du 2 octobre
  • 9
    Ordre N°187 du 2 octobre.
  • 10
    Ordre N°  48
  • 11
    N° 1476
  • 12
    Lettre du du 27 juillet 1923
  • 13
    Nezabytye Mogily Tome 6-1 page 314
  • 14
    S. V. Volkoff. Officiers de la flotte et du département de la Marine page 335
  • 15
    N° 304 P
  • 16
    N° 148
  • 17
    Télégramme N° 229 du 12 mai 1923
  • 18
    Télegramme du Ministère de la Marine N° 715
  • 19
    S’agissant d’une translitération à partir du russe, l’orthographe est peut être inexacte
  • 20
    Télégramme du Ministère de la Marine N° 808.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *