BIZERTE. L’ARRIVÉE DE L’ESCADRE RUSSE.

BIZERTE. L’ARRIVÉE DE L’ESCADRE RUSSE.

Un chapitre du “Chemin de croix des officiers de la Marine Impériale de Russie”

Nos remerciements à I. KUTTLEIN, petite fille du colonel en l’amirauté A. A. POZNIAK, pour la correction des textes.

LES PRÉPARATIFS DU COMMANDEMENT FRANÇAIS.

En lui annonçant l’envoi de la flotte russe, le 4 décembre 1920, le Ministre de la Marine prescrivit au vice-amiral Darrieus, commandant en chef  de l’arrondissement maritime Algéro-Tunisien et préfet maritime, de prévoir un « mouillage isolé », d’éviter, autant que possible, les descentes à terre sauf, si nécessaire, en dehors des zones habitées dans des endroits faciles à surveiller… tant que la situation « sanitaire » serait douteuse. Comptez sur environ 1 000 officiers… avec familles et 4 000 marins non-officiers, précisait-il.[1]

Il faut souligner que le mot sanitaire était entre guillemets et par ailleurs les mots « 4000 marins non officiers » furent la source d’une grande confusion dont nous parlerons par la suite.

Cinq jours plus tard, il lui annonçait la décision du gouvernement d’accepter 500 blessés russes à Bizerte.[2]

Le LAC de BIZERTE, d’après les travaux de de M. le capitaine de frégate MORIER et ceux plus récents du Service Hydrographique de la Marine, du Service Géographique de l’Armée (1903).
Extrait de la carte d’état-major de 1920
Photo aérienne prise au-dessus de la baie de Karouba en 1924
Le Vice-amiral Gabriel Darrieus
(Collection privée)

A Bizerte ces annonces déclenchèrent le branle-bas de combat et l’amiral Darrieus ainsi que son chef d’état-major, Julian Laferrière s’attelèrent à la tâche et se préparèrent à l’arrivée.

Le vice-amiral Darrieus émit l’ordre N° 12 S daté du 18 décembre[3] portant la mention SECRET et signé de Julian Laferrière. L’amiral  :

« Ordonne les dispositions suivantes :

Les Russes évacués sur Bizerte ne devront avoir, jusqu’à nouvel ordre, aucune relation avec la terre.

Les mesures suivantes seront prises :

  1. pour empêcher les Russes de communiquer avec la terre,
  2. pour empêcher des embarcations de terre de communiquer avec les bâtiments russes.

Le cuirassé France fut chargé de faire exécuter les ordres édictés ci-dessous »…         

Suivent : « la délimitation d’une zone interdite de navigation (sauf homme à la mer et incendie) qui interdit la navigation à proximité des navires russes sauf autorisation française. Les moyens de surveillance seront de deux chasseurs[4], vedettes ou torpilleurs numérotés, 1 pinasse, 2 canots à moteur « dont la mission est de faire appliquer les consignes jour et nuit »… et…. « devront être commandés au moins par un maître armé d’un revolver. Si possible, les bâtiments de surveillance seront munis d’un projecteur. » 

Ordre fut donné à terre d’organiser un service de surveillance et de patrouille à proximité de la zone de surveillance.

« Des explorations lentes par projecteur, espacées au minimum de 15 minutes en variant les intervalles seront faites alternativement par la France »… « et par l’Edgar Quinet. »

Dans le secteur de la baie de Karouba, « Le régiment de tirailleurs sénégalais fournira un service de rondes et de patrouilles »…

…. « si une embarcation russe tente de sortir de la zone interdite, elle est reconduite à son bord pour débarquer le personnel et rehissée. Cette  infraction aux consignes entraînera la suppression des embarcations du bâtiment coupable. »….

« Communications prévues avec les Russes :

  1. Ravitaillement (vivres) : sera fait par des remorqueurs ou chalands provenant de Sidi Abdallah ou de Bizerte, qui se rendront à bord de la France pour prendre le lieutenant de vaisseau fusilier chargé des relations avec les Russes et éventuellement le personnel nécessaire pour aide aux distributions et à la surveillance, ce lieutenant de vaisseau reçoit les demandes d’eau, de vivres et autres des Russes.
  2. Service des malades évacués : fait par un remorqueur du port, en principe celui qui vient de faire les opérations de ravitaillement. Il accoste la France pour faire part de sa mission. La France fournit si c’est nécessaire un officier et le personnel qui seront repris par un canot à vapeur, la mission terminée. Le remorqueur ralliera ensuite Sidi Abdallah.
  3. Service du courrier : le remorqueur de ravitaillement reçoit du cuirassé France le courrier des bâtiments russes qui est distribué en même temps que les approvisionnements. La France fournira le personnel reconnu nécessaire. Le courrier à prévenir[5] des bâtiments russes, après avoir été désinfecté suivant les principes qu’aura arrêté le service de santé, sera remis au bâtiment approvisionneur lequel le remettra à la France pour être centralisé. La France le fera parvenir à l’Amirauté à fin d’expédition »….

L’eau et les visites sont tenues de passer par le cuirassé France.

La direction du service de santé du port de Bizerte à Sidi Abdallah émit l’instruction du service de santé N° 354 du 20 décembre 1920, signée du Médecin général, Directeur du service de santé, De Barthélemy et de son adjoint Fourgous. Voici quelques extraits :

«  Instruction du service de santé au sujet de l’Escadre russe pendant son séjour en Baie-Ponty : 

 Si les navires sont contaminés et mis en quarantaine, les passagers équipage ne pourront pas descendre à terre »…

«  Les équipages français ne doivent pas monter à bord des navires russes sauf en cas de nécessité absolue.

 Les personnes obligées de se rendre à bord devront veiller tout particulièrement à ne pas contracter les poux de corps et à se laver sérieusement les mains avant le repas et dès le retour à terre ou à bord. »…. 

….« Le courrier provenant des navires russes devra être désinfecté dans une salle chauffée et dans laquelle on fera agir des vapeurs de formol au moyen de fumigateurs à Sidi Abdallah (Hôpital).

 Les malades ou blessés russes ne seront envoyés à l’hôpital de la marine que munis d’un billet d’hôpital ou d’une liste d’évacuation comprenant les indications suivantes :

 Nom, prénom, âge, date et lieu de naissance, numéro matricule, grade, religion, diagnostic, indication sommaire sur la marche de la maladie, date de la dernière vaccination contre la variole »…

 « A  l’arrivée de l’Escadre russe, les malades et blessés seront envoyés à l’hôpital par détachement de 50 hommes et plus pour la journée. »…

«  20 marins russes de préférence infirmiers mais de très bonne conduite avec 5 hommes parlant français, interprètes, seront envoyés à l’hôpital maritime de Sidi Abdallah pour aider à donner les soins aux malades et blessés russes »…

LE PREMIER CONVOI.

Le 21 décembre 1920[6] le paquebot Veliki Kniaz Constantine prit un coffre dans le canal de Bizerte en face de la ville.

Le vapeur Velikiï Kniaz Constantine, photo prise vraisemblablement en Crimée (Photo de Vodnyï Transporte)

L’officier de liaison, le capitaine de frégate Sollogoub, se présenta au préfet maritime, des instructions furent reçues et le drapeau jaune de la quarantaine fut arboré. Aucun constat de contamination n’avait été alors effectué mais  l’interdiction de descendre à terre fut exigée.

Ce navire est l’un des rares en bon état comparé aux autres navires de l’Escadre russe et il était plutôt confortable. Il s’agissait d’un transport de passagers. Ces derniers étaient des civils et des familles, des femmes et des enfants, les maris convoyant les navires de guerre. Il y avait à bord 575 femmes et 60 hommes.[7]

Il y avait parmi eux, un historien, enseignant de l’École navale de Sébastopol, Nicolas Nicolaévitch Knorring.[8] Ce dernier nota : « Ça fait deux mois que nous sommes sur l’eau. Voir cette eau du matin au soir, tantôt verte, tantôt bleue, tantôt propre, tantôt sale, respirer l’humidité de l’air salin, flâner sur le pont, attendant avec une impatience animale les distributions de vivres, se dépêcher d’occuper une place … Un besoin irrépressible de terre se faisait sentir.» 

La déception fut grande.

Heureusement, l’approvisionnement fut assuré.

Les équipages des autres navires du premier convoi, voyagèrent dans des conditions bien plus difficiles et l’amiral Berens nota dans ses rapports : « Pour les équipages, la traversée a été particulièrement fatigante, puisque les mécanismes usés à l’extrême, cassaient tout le temps et de ce fait, exigeaient une attention et un travail particulier et intensif. Tout le charbonnage avait été effectué par les équipages.»

La nuit tomba. Les projecteurs du cuirassé France, amarré à proximité balayaient le canal de temps à autre d’un faisceau de lumière aveuglante et des vedettes patrouillaient.

Le jour suivant, le 22, une longue silhouette basse sur l’eau se profila à l’horizon, c’était le contre-torpilleur Bespokoinnyï[9], puis le contre-torpilleur Pylkyï [10] arriva à son tour.

Le contre-torpilleur Bespokoinnyï un peu après sa mise à l’eau (Collection privée)

Ce n’était que le 24 qu’arriva le navire suivant, le sous-marin Bourievestnik, [11], escorté par le contre-torpilleur français Arabe.

Le 25, le rythme des arrivées s’accéléra et entrèrent dans le canal le grand brise-glace Illia Mouromets remorquant le croiseur Almaz, l’ un des rares navires à avoir pu rejoindre Vladivostok après la bataille de Tsushima.

Brise-glace Illia Mouromets à Bizerte (Collection A. Potapieff)
Le croiseur Almaz (Collection privée)

Ce même jour, entrèrent au port la canonnière Grozny, le sous-marin Tiouléne, l’aviso Dobytcha, petit paquebot turc qui s’appellait Rododsto, une prise de guerre du capitaine de vaisseau Kititsyne qui commandait alors le sous-marin Tioulène et qui avait été transformé en base vie pour les équipages de sous-marins. Arrivèrent également le même jour le sous-marin AG 22 escorté par l’aviso français Tahure, le sous-marin Outka, le navire de sauvetage Tchernomore qui deviendra un remorqueur de sauvetage de légende français sous le nom d’Iroise.

Navire de sauvetage Tchernomore à Bizerte (Collection A. V. Plotto)

Rejoignirent Bizerte le même jour le remorqueur Golland et le mythique Kitoboï, baleinier transformé en dragueur de mines. Les légendes concernant ce petit navire étaient nombreuses. Il arrivait de Revel[12] et venait de rejoindre Sébastopol un peu avant l’évacuation.

Le remorqueur Golland à Bizerte (Collection A. V. Plotto)
Le dragueur de mines armé, le Kitoboï sur le lac de Bizerte, derrière lui le dreadnought Guénéral Alexeev (Collection A. Potapieff)

Le 26, un groupe de navires arriva escorté par l’aviso Yser et composé du brise-glace Gaïdamak remorquant le torpilleur Zvonkiï, la canonnière Straj, le brise-glace armé Djiguite remorquant le contre-torpilleur Capitane Sakenne dont les machines démontées avaient été laissées dans les ateliers de Sébastopol et le brise-glace armé Vsadnik, dernier navire à avoir quitté la Crimée, remorquant le contre-torpilleur Zorki.

Le contre-torpilleur Capitane Sakenne à Bizerte (Collection A. V. Plotto)

Le 27 entra au port l’aviso Yakout qui venait d’arriver à Sébastopol de Vladivostok un peu avant l’évacuation avec un groupe de gardes-marine commandé par le capitaine de vaisseau Kititsyne.

Le Yakout au cours d’essais sur le lac de Bizerte le 11 novembre 1921 (Collection A.V. Plotto)

Le 28 arrive le dreadnought Guénéral Alexeev, tiré par des remorqueurs et accompagné par le Marocain. Le dreadnought, bien que récent, avait porté 5 noms et 4 pavillons différents.

Le dreadnought Guénéral Alexeev lors des premiers essais en mer (Collection A. Potapieff)

Le même jour arriva le transport Kronstadt commandé par le capitaine de vaisseau Mordvinoff, cet imposant navire qui n’était pas de la première jeunesse mais dont les ateliers étaient parfaitement équipés et permettaient de pratiquer en mer n’importe quelle réparation.

Le navire-atelier Kronstadt (collection privée)

Le 29 arriva le croiseur Guénéral Korniloff, commandé par le capitaine de vaisseau Potapieff, un autre navire de légende. Il s’agit de celui de la mutinerie du lieutenant Schmitt. Il avait porté 3 noms Otchakoff, Kagoul, puis Guénéral Korniloff. Pendant la guerre civile, il fut le navire le plus actif de la Flotte de la mer Noire. Il était réputé être le dernier navire à avoir quitté la Crimée, le général Wrangel à son bord, ce qui est inexact puisque le général, visitant les ports de l’évacuation à bord du Korniloff pour s’assurer que tous avaient été évacués, donna l’ordre à Féodossia, au commandant du brise-glace armé Vsadnik, le capitaine de frégate Von Reyher, de s’assurer que le dernier port de Crimée, Kertch, avait bien été évacué. Le dernier navire à quitter la Crimée était donc le Vsadnik.

Le croiseur Guénéral Korniloff à Sébastopol (collection A. Potapieff)

Le même jour arriva  le navire école Svoboda.

Navire-école Svoboda rebaptisé Moriak à Bizerte (Archives A. V. Plotto)

Puis arriva le contre-torpilleur Derzki remorqué puis largué par l’Edgar Quinet et marchant par ses propres moyens, puis le transport Dalland.

Le contre-torpilleur Derzki marchant à 30 noeuds (Archives Plotto)

Le dernier du premier convoi, le contre-torpilleur Jarki n’arrivera que le 2 janvier 1921 après un arrêt dans un port Italien puis à La Valette contrairement aux consignes données par les Français.

Le contre-torpilleur Jarkï (Collection privée)

Les navires, à l’arrivée, prirent des coffres et furent placés dans l’ordre suivant :

Dans le canal, le croiseur Guénéral Korniloff arborant le pavillon du contre-amiral Berens, commandant de l’escadre par intérim avec l’aviso Yakout amarré à couple, le navire de ligne Guénéral Alexeeff arborant le pavillon du contre-amiral Osteletski, commandant du premier groupe de navires avec l’aviso Straj amarré à couple, le croiseur auxiliaire Almaz avec l’aviso Groznyï, le navire atelier Kronstadt, le Dobytcha et le Dalland, le navire de sauvetage Tchernomore, le vapeur Constantine, le brise-glace Vsadnik, les sous-marins Bourevestnik, Tioulène, Outka et AG 22. Le contre-torpilleur d’escadre Derskiï commandé par la capitaine de vaisseau Goutane, commandant par intérim du deuxième groupe de navires composé par le Bespokoïnnyï, Pylkiï, Capitane Sakenne, Zvonki, Zorki, Jarki, et le navire école Svoboda furent placés dans la baie de Karouba.

Les navires reçurent l’ordre de se tenir prêts dans un délai de 15 jours tant que les intentions du gouvernement français n’étaient pas connues.

Les navires russes, en mauvais état pour la plupart, arrivèrent après une traversée exténuante, sans grands incidents. « En résumé », écrira l’amiral De Bon dans sa lettre au ministre de la marine du 17 janvier,[13] « cette traversée s’est bien passée, malgré les circonstances du temps défavorable pour un groupe au départ d’Argostoli. Les bons résultats obtenus ainsi que la réussite de certaines opérations difficiles (déséchouage du Tchernomor, réparation des avaries du Yakout, prise en remorque du Straj), étaient imputables à la volonté et à l’énergie de l’Amiral Kedroff et de plusieurs de ses commandants. »

Du côté des Français, ce ne fut pas le cas. Le 13 décembre 1920, l’aviso Bar-le-Duc vint se jeter vers 1 heure du matin sur des rochers de la falaise du cap Doro. Il parvint à se déséchouer mais coula à 60 m du rivage. L’enseigne de vaisseau Joubin parvint à porter une amarre à terre grâce à laquelle trente-cinq hommes purent se sauver. Quarante-quatre autres parvinrent à gagner le rivage à la nage mais vingt-six autres dont le commandant, le capitaine de corvette Blanchot, et tous les autres officiers sauf un disparurent avec le bâtiment. Deux mitchmans russes qui étaient bord en qualité d’officiers de liaison furent sauvés.


[1] Contre-amiral Lepotier. Bizerte. Edition France Empire. Chapitre 7. p. 261

[2] Ibid

[3] SHD de Toulon 56 C 71 et 62

[4] Ibid

[5] ? C’est ainsi dans le texte

[6] Les dates d’arrivée des navires sont celles du rapport N° 107 du 7 janvier 1921 de l’amiral Berens, commandant par intérim de l’Escadre russe.

[7] Journal de la poétesse Irina Knorring, fille de Nicolas Nicolaévitch Knorring

[8] Auteur de Sfayat, Esquisse de l’école Navale en Afrique, La Russie illustrée, Paris, 1935.

[9] Contre-torpilleur, de la série Derzki du type Novik.

[10] Ibid

[11] Du type Barse. La photo des sous-marins de Bizerte figure dans l’article « un incident sur le sous-marin Karass » dans ce blog.

[12] Tallin, Estonie

[13] SHD Vincennes 1 BB 4

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