BIZERTE. L’ESCADRE ET LA COLONIE RUSSE. LES GRANDES LIGNES.

BIZERTE. L’ESCADRE ET LA COLONIE RUSSE. LES GRANDES LIGNES.

Un chapitre du “Chemin de croix des officiers de la Marine Impériale de Russie”

LE STATUT DES NAVIRES ET LES ASPECTS FINANCIERS.

Lors des négociations du Général Wrangel et de l’amiral Dumesnil concernant l’évacuation de la Crimée, la proposition suivante du général Wrangel fut acceptée et actée : « Je considère d’autre part ces bâtiments » (la Flotte militaire et commerciale russe) « comme devant servir de gage au paiement des dépenses qui incombent déjà et qui pourraient incomber à la France pour faire face aux premiers secours nécessités par les circonstances actuelles »… Les Français considéraient par conséquent, sans doute à juste titre dans la limite des dépenses, de pouvoir disposer des navires. S’agissant de la flotte commerciale, à Constantinople, des navires mobilisés sont rendu à leur propriétaire, des navires appartenant à l’état sont vendus ainsi que des cargaisons. S’agissant de la flotte militaire, l’amiral Kedroff n’était pas d’accord avec la proposition du Général Wrangel comme la plupart des officiers de la Marine russe et c’était un sujet d’inquiétude pour les Français. Il faut rappeler que le sabordage de Scapa Flow des 52 navires de la flotte Allemande s’était produit en Juin 1919, voilà un peu plus d’un an, et que cet événement était bien présent, côté français, dans les esprits. D’ailleurs, un des navires russes sera envoyé par le fond, à Bizerte, par deux jeunes officiers russes mais il s’agira d’initiatives personnelles catégoriquement reprouvées par l’état-major russe et les autres officiers. L’état-major de l’Escadre russe sera embarrassé, les deux officiers seront jugés et condamnés et le navire renfloué au frais de l’Escadre russe. Lors de la transmission des navires aux Français en 1924, malgré le climat de confiance et d’amitié qui s’instaurera entre l’amiral Exelmans et l’état-major russe, l’inquiétude de l’amiral sera palpable.

La position des Russes, qui vivaient dans l’espoir « d’une expédition militaire au printemps lorsque les conditions le permettraient », étaient bien différente de celle des français et ils voulaient conserver les principaux navires de guerre et plus particulièrement le Guénéral Alexeeff, le Guénéral Korniloff, les contre-torpilleurs et les sous-marins ainsi que les équipages pour appuyer cette expédition. Cette position était d’ailleurs fermement affichée et parfaitement perçue par les Français. On partait donc sur une divergence d’intérêts concernant les navires entre Français et Russes, toutefois, l’hypothèse de saborder les navires, n’était vraisemblablement pas envisagée par les Russes.

L’amiral Berens, lorsque les français, lors d’une conversation concernant la location du Dobytcha et du Yakout évoquent une vente, écrira : « En ce qui concerne la vente, je n’ai pas le droit de vendre des navires appartenant à la nation russe, puisque la raison de notre venue à Bizerte était de conserver les navires ou bien, de rembourser, par une exploitation rationnelle, une partie de notre dette envers la France. »[1]

Étonnamment, les circonstances firent que la position du ministre de la Marine française se rapprocha sensiblement de celle des Russes lorsque le Ministre des Finances français statua « que les navires de guerre russes ne pourraient entrer en compte à titre de remboursement budgétaire que si votre département », il est question de la Marine française,  « acceptait des réductions correspondant  à son programme de constructions navales… » [2] Le ministre de la Marine française, à en juger par le nombre de points d’exclamation des commentaires, ne s’attendait pas a cette position. Sa réaction fut « Pas question ! Ce serait un marché de dupes ! » et il fit répondre « l’incorporation éventuelle dans notre flotte de bâtiments russes ne pourrait entrainer aucune réduction de notre programme de construction neuves ». Il n’était donc plus question d’intégrer ces unités dans la Marine française. Il n’était pas non plus question de vendre des navires de guerre a des puissances étrangères afin de ne pas poser de problèmes diplomatiques liés à l’équilibre des puissances navales. Dès lors, la compensation financière ne s’étendit qu’aux navires que l’on pouvait vendre, c’est-à-dire aux navires réputés auxiliaires et ne présentant pas de valeur militaire et une sorte de statut quo s’instaura entre Russes et Français, exception faite des navires dont la classification ou l’utilisation était discutable.

Côté russe, la version des faits est bien différente et l’on met l’abandon du projet de vente des navires militaires non auxiliaires au compte des protestations véhémentes de l’amiral Kedroff et de l’ex-attaché naval Dmitrieff ainsi que des accords conclus avec les Français pour que les navires auxiliaires soient mis à leur disposition.

La divergence concernant le statut des navires devint moins aigu dans les esprits, cependant le financement des frais occasionnés par l’évacuation resta une préoccupation majeure et les autorités maritimes françaises demandaient avec insistance la réductions des dépenses tout en partageant les préoccupations des marins russes concernant l’entretien des navires jusqu’à ce qu’un financier ne vienne rompre ce modus vivendi. En mai 1922 la position des autorités  financières française prit une tournure surprenante résumée en ces termes par le ministre des finances, M. de Lasteyrie : « il ne s’agit pas tant, pour le moment de savoir comment la « flotte russe » sera entretenue dans l’avenir, que de déterminer par quel moyen on parviendra à s’en débarrasser le plus vite possible… ».[3]

Les préfets maritimes, il faut rendre justice, eurent bien du mal a louvoyer entre ordres, réalités de terrains, solidarité des gens de la mer, raisons, sympathies et intervention de Dmitrieff et Kedroff.

RETOUR AU PAYS, DESTABILISATION ET DISPERSION DE L’ ARMEE ET DE l’ ESCADRE RUSSE : BIZERTE, UN CAS PARTICULIER.

Le général Koutepoff annonce que le général Wrangel a échappé à la tentative d’attentat. Cliquez pour zoomer.

L’Armée russe, nom que le général Wrangel avait donné à l’Armée dont il avait été élu commandant en chef, après l’évacuation de la Crimée, avait  été transférée à Gallipoli pour l’Armée régulière qui comptait environ 26 000 hommes. Les cosaques du Koubane soit environ 16 000 hommes  avaient été transférés à Lemnos et les cosaques du Don, soit environ 14 000 hommes, répartis dans plusieurs camps de la région de Constantinople, puis transférés à Lemnos début 1921.

La Russie a eu deux fois plus de morts que la France pendant la première Guerre mondiale. Les officiers d’infanterie « de la vieille école » avaient payé le prix fort et ont été quasiment décimés. Les officiers » »de la vieille école » des autres armes avaient été décimés à hauteur d’environ 50 %. Les officiers de l’ Armée russe qui avaient pour la plupart servi pendant la première Guerre mondiale avaient à l’esprit que la bataille de la Marne avait été gagnée grâce à une action russe prématurée demandée par la France et obligeant les Allemands à affaiblir le front de l’ouest en envoyant deux corps d’armée sur le front de l’est. La victoire de la bataille de la Marne a couté aux russes la défaite de Tannenberg, des dizaines de milliers de morts et bien plus de prisonniers. Ils attendent de la France qu’elle se conduise en allié et c’est avec amertume et rancœur qu’ils constatent que ce n’est pas le cas. 

La France vient de sortir d’une guerre sanglante, il s’agit de la « der des der » et il n’est pas question pour la France de participer à un nouveau conflit armé. La France se retrouve avec « à sa charge » et sous sa responsabilité une armée, cantonnée à Gallipoli et à Lemnos, dans une région qui est une véritable poudrière, armée qui ne souhaite qu’une chose, retourner au combat avec l’aide d’une grande puissance.

Le Haut commissaire français de Constantinople, dans une lettre du 5 janvier 1921, propose une solution à ce problème : « mon télégramme N° 2937 vous invitait à faire connaître que les autorités françaises favoriseraient le rapatriement en Russie de tous les refugiés de Crimée qui présenteraient une requête à cet effet. Je vous priais en même temps de transmettre ces requêtes aux délégués des Croix-Rouges neutres ou à la Croix-Rouge Internationale en leur suggérant de télégraphier aux
Commissaires du Peuple à Odessa ou à Moscou pour leur demander d’autoriser le retour en Russie de ceux qui en exprimaient le désir.

Je vous serai obligé de m’informer d’urgence de ce qui a pu être fait à cet égard. Il est indispensable que nous puissions diminuer le plus rapidement possible le nombre des évacués qui sont à notre charge, et je recevrai avec intérêt toutes les propositions utiles que vous pourrez me suggérer en vue d’arriver à ce résultat.»[1]

Des officiers français, sur ordre du général Brousseau, s’attèlent au rapatriement avec zèle et un premier groupe composé de détenus, d’agitateurs et de volontaires, majoritairement et principalement des cosaques du Koubane pour ces derniers, se portera volontaire pour « rentrer chez soi ». Ce retour s’effectuera mi-février 1921 sur le Rechid Pacha à destination de Novorossiïsk. Les résultats de ce retour ne se feront pas attendre et le général Lakomsky, chef d’état major,  écrira dans une lettre du 21 mars 1921 à l’amiral de Bon : « Des agents bolchévistes sont montés le jour du départ à bord du Rechid Pacha et pendant la traversée ont fait secrètement une enquête scrupuleuse sur l’identité des passagers. Arrivés à Novorosiïsk tous les passagers ont été immédiatement enfermés en prison et quelques jours après, 72 d’entre eux par ordre de la « Tchrezvytchaïka » ont été passé par les armes ; les survivants ont été en partie envoyés aux camps de concentration et aux travaux forcés ».

Les Français s’attacheront alors à la dispersion de l’Armée russe et l’on isolera le général Wrangel en ne le rendant pas libre de se rendre dans les camps quand il le souhaitait. Il vivra sur le yacht Loukoul qui stationnait dans un endroit particulièrement exposé. Le choix de l’emplacement du yacht, n’était vraisemblablement pas volontaire. Deux navires russes, le Grand Duc Alexandre Mikhailovitch et le Tchouroubache, entreront involontairement en collision avec le Loukoul causant des dégâts sans gravité avant qu’il ne soit coulé par un troisième, italien, l’Adria, vraisemblablement, volontairement, par les services secrets soviétiques. A ce moment, le général Wrangel et son épouse ne se trouvaient pas à bord mais toutes ses archives seront envoyées par le fond. Cet évènement suscitera une grande émotion d’autant que le mitchman Sapounoff  restera volontairement à bord et coulera avec le navire. Un autre marin, le coq Krassa sera tué lors de la collision. (Voir dans ce blog l’article La tentative d’assassinat du général Wrangel par les services secrets soviètiques.)

Dans les camps de l’armée terrestre russe, les relations entre « Français »[4] et Russes devenaient de plus en plus tendues. Un Français avait été tué par balle à Tchaladja, des cosaques avaient été tués également pas balle à Sandjak-Tepe pour un chapardage de caisse de munitions vide dont les cosaques se servaient pour se chauffer, il y a eu des tentatives de viol, et le lieutenant Fousseau de l’intendance de Sandjak-Tepe, distribuait des caisses de 30 kg de nourriture en comptant 50 kg et il a fallu faire remonter cette information au plus haut niveau pour que cela cesse…[5] Les officiers français toutefois, dans la très grande majorité, restaient corrects, mais bon nombre d’entre eux affichaient avoir affaire à des refugiés et non à des militaires.

Les positions russe et françaises étaient, on ne peut plus clairement, exposées dans une discussion entre le général Vitkovski et le lieutenant-colonel Tomassin.

Le général-lieutenant Vitkovski commandant de la 1-ère division d’infanterie de l’Armée russe

En raison de la maladie du général Koutepoff qui commandait l’armée régulière, en décembre 1921, c’est le général Vitkovski qui le remplace à Gallipoli. Il rencontre le commandant Tomassin qui lui expose les exigences du commandant du corps d’occupation concernant le corps d’armée de Gallipoli.[6]

« L’Armée Russe évacuée de Crimée n’est plus une armée mais des refugiés. Le général Wrangel n’est plus le commandant en chef mais un simple réfugié »… « tous sans exception, doivent se soumettre à moi, en qualité de commandant français. Il m’indiqua plus tard que ce qui était exigé de moi-même était de rendre toutes les armes en notre possession et de donner l’ordre au corps d’armée d’exécuter ce qui est exigé. »…

« J’ai retorqué calmement à Tomassin que l’Armée Russe après son évacuation, restait une armée ; que le général Wrangel est et restait notre commandant en chef »… « et qu’il n’était pour moi» il s’agit de Tomassin « qu’un officier d’une armée alliée et le commandant de la garnison voisine et enfin, qu’aucune arme ne sera rendue »

La crainte de l’état-major français était que l’état-major russe ne souhaite pas procéder à la démobilisation de l’armée ce qui était effectivement le cas. Par ailleurs, il fallait que ce même état-major ait suffisamment d’autorité pour le maintien de l’ordre. La situation était par conséquent des plus complexes et les rapports extrêmement tendus

On s’apercevra toutefois rapidement que l’Armée russe s’active «  à se disperser » de façon efficace d’elle-même. Les généraux Chatiloff, Lvoff, et Khripounoff partent négocier des accords en Serbie et en Bulgarie et l’Armée russe se dispersera ou plutôt, procédera à une dislocation, de façon organisée, et des régiments entiers et des groupes de plusieurs milliers d’hommes partent pour la Bulgarie et la Serbie.

« Dispersion » de l’Armée russe à Gallipoli. Départ du 1-er échelon de la division de cavalerie pour la Serbie. Des militaires sont armés. On distingue des faisceaux de fusils. Cliquez pour zoomer.


[1] Rapport : Personnel de l’Escadre, vie et état d’esprit, premier semestre 1921

[2] Bizerte. Lepotier chapitre 7

[3] Bizerte. Lepotier chapitre 7

[1] 1BB 3,4,6,17,18 SHD Toulon

2] Souvent des Marocains

[3] I Sagatski. A Lemnos.

[4] V. K. Vitkovski. Lutte pour la Russie.

[5] Vraisemblablement les culasses des fusils et non les fusils

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