LES CAMPS DES REFUGIES RUSSES DE « BIZERTE »

LES CAMPS DES REFUGIES RUSSES DE « BIZERTE »

Un chapitre du “Chemin de croix des officiers de la Marine Impériale de Russie”

Nos remerciements à I. KUTTLEIN, petite fille du colonel en l’amirauté A. A. POZNIAK, pour la relecture et la correction des textes.

La lettre d’information du 4 février 1921 de l’Escadre russe stationnée à Bizerte mentionnait : « Les lettres envoyées par les réfugiés concernant les conditions de vie dans les camps les décrivent pour les uns, dans des tons particulièrement sombres alors que d’autres, bien au contraire, les décrivent tout en rose. La vérité se situe comme d’habitude quelque part entre ces deux avis. Toutes les informations reçues présentent toutefois une similitude concernant les relations avec les autorités françaises qui sont particulièrement aimables et intentionnées. »

Par ailleurs, si les rapports de l’état-major étaient vraisemblablement exacts, les souvenirs évoqués ne l’étaient pas toujours. Dans les souvenirs [1]de Véra Alexandrovna Messa (Née Gouchtchik) qui avait 10 ans lors de son séjour à Aïn Draham, il est mentionné « En ce qui concerne la nourriture, il n’y avait pas de complication… » alors que la situation réelle comme nous la décrivons plus loin était totalement différente. Il est par conséquent difficile de faire un descriptif précis et exact de la situation dans les camps des réfugiés. De plus, les conditions de vie dans les camps étaient totalement différentes d’un camp à l’autre, l’enfer à Aïn Draham et le paradis à 20 km de ce dernier, à Tabarka.

D’UN CAMP A L’AUTRE, AFFAMES.

On ne manquera pas de constater que certains camps fermaient alors que d’autres ouvraient sans que l’on en connaisse ou comprenne les raisons. Les réfugiés étaient « bringuebalés » d’un camp à l’autre et iI n’était pas rare que des réfugiés aient été placés successivement dans 3 camps différents.

L’alimentation dans les camps était insuffisante dès l’arrivée des premiers réfugiés, par la suite, cette situation se détériora encore :

« A partir du 1-er juillet 1921, sur ordre de Paris, les rations furent réduites de moitié. L’alimentation devenant à l’évidence insatisfaisante, du sucre et du lait concentré sucré provenant des réserves de l’escadre furent distribués sur ordre de commandant par intérim. »[2]

Les rations insuffisantes rappelaient tous les jours aux chefs de famille qu’ils devaient trouver du travail pour nourrir les leurs. Des rumeurs couraient, bien souvent entretenues par les réfugiés eux-mêmes concernant la fermeture des camps et la possibilité de rester sans toit ni nourriture.

« Le 25 novembre 1921  un arrêté est pris par le gouvernement français : tous les réfugiés russes de 16 à 60 ans doivent trouver du travail dans un délai de 45 jours, et après ce délai on arrêtera de nourrir. »[3]

Un climat de nervosité était entretenu par les réfugiés mais aussi par les Autorités civiles du Bureau russe, par contre, bien souvent, les officiers français rassuraient et calmaient les esprits. Comme nous le verrons plus loin, l’épouse du général Sarton du Jonchay[4]  et d’autres dames françaises dont nous ne connaissons pas les noms, consacraient leur temps à essayer d’adoucir la vie des réfugiés.

LES « CAMPS LOINTAINS »

LE CAMP D’AIN DRAHAM

Situation d’Aïn Draham et Tabarka
Camp d’Ain Draham Décembre 1921 – 1922 (Source : La colonie russe de Tunis de K. V. Makhroff)

Il s’agissait du premier camp à accueillir des réfugiés russes. Le rapport du 21 juillet intitulé 1920 mentionnait : »Le 4 janvier commence le transfert des familles au sanatorium ». Ce camp avait compté jusqu’à 374 réfugiés (136 militaires, 8 civils ou gradés civils, 168 femmes, 33 enfants en bas âge, 29 en âge d’être scolarisés.)  

Le 14 janvier une communication reçue du préfet mentionnait que de nombreux  russes arrivés au « sanatorium » possédaient des armes qu’ils n’auraient pas dû avoir. Elle recommandait également  aux refugiés de ne pas vendre les valeurs aux spéculateurs mais de s’adresser à un bureau qui les mettra en rapport avec des endroits dans lesquels la vente sera plus intéressante.         

Le camp d’Aïn Draham était situé à environ 85 km à l’ouest de Bizerte et à 1500 m du village qui porte ce nom, dans une forêt en montagnes. L’endroit était magnifique et les interlocuteurs  français recommandaient ce camp comme étant le plus agréable. Les responsables russes n’avaient pas été admis à visiter les lieux au préalable.

Le 10 février des informations alarmantes furent reçues du « camp privilégié ». La réalité s’avéra bien différente de celle annoncée. Dans le rapport « L’Escadre en quarantaine et le placement des familles des gradés dans les camps » qui décrit le conditions de vie dans les camps, voici les commentaires concernant Aïn Draham : « Les plus mauvaises étaient celles de ceux placés à Aïn Draham. Bien que le commandement français assurait qu’il s’agissait du meilleur camp et, l’appelant sanatorium, recommandait d’y placer les familles des gradés les plus anciens, il s’était néanmoins avéré le plus mauvais de tous. Disposé dans les montagnes, très haut au-dessus du niveau de la mer, en hiver, il était extrêmement humide. Les pluies, la neige et le brouillard étaient ininterrompus. Les locaux sans chauffage totalement inadaptés à la vie ainsi qu’une température qui descendait dans les baraques jusqu’à + 4 ° C, étaient néfastes à la santé des occupants surtout pour les enfants. Il y eut de nombreux cas de bronchite, de rhumatisme et de scorbut. Cela était également causé par la mauvaise nourriture : il n’y avait presque pas de légumes frais, la viande n’était pas fraîche, et la soupe se présentait comme de l’eau avec quelques pommes de terre ou un morceau de pain. Après avoir reçu les premières informations concernant de si mauvaises conditions de vie à Aïn Draham le commandant par intérim[5] s’adressa par écrit à plusieurs reprises au Préfet en présentant des rapports du médecin d’Aïn Draham et demandant d’intervenir pour améliorer les conditions de vie des occupants du camp. En outre, le commandant par intérim donna l’ordre de faire expédier par l’escadre à Aïn Draham : une cuisine de campagne, une machine pour le lavage du linge, du pétrole, des médicaments, des poêles, des fusils de chasse, des samovars, de l’outillage de menuiserie et de serrurerie ainsi que du lainage provenant des réserves de la base pour faire des vêtements. Le 2 février, par lettre N° 3150, l’amiral[6] commandant demanda au préfet maritime d’intervenir par l’intermédiaire des autorités militaires pour en permettre l’expédition à Aïn Draham. Le commandement français répondit que l’expédition de tout ce matériel représentait environ 4000 kg, et que cela coûterait très cher au commandement russe. A cela le commandant par intérim répondit en proposant d’envoyer le matériel par mer sur le Kitoboï ou le Gollande à Tabarka et de donner la possibilité de transporter les objets de Tabarka à Aïn Draham (environ 20 km). Les discussions s’éternisèrent et les objets ne furent expédiés que fin février. L’amiral commandant signala par lettre N° 3224 du 11 mars au préfet maritime le vice-amiral Varney nouvellement nommé le 1-er mars 1922, que les conditions de vie étaient particulièrement difficiles au camp d’Aïn Draham, celui que les autorités françaises évoquaient comme étant le meilleur. De plus, l’amiral mentionna qu’à Ain Draham, sur initiative du commandant français, les officiers russes, sans distinction d’âge et de grade, étaient envoyés pour effectuer des travaux difficiles, comme par exemple le dessouchage et le transport de pierre à la vue de soldats français désœuvrés, ce qui suscitait un mécontentement justifié de nos officiers,  d’autant qu’ils étaient affaiblis par une nourriture insuffisante. »

Le commandant du camp russe était  le capitaine de frégate V. G. Yourieff[7] remplacé après son départ par l’ingénieur-mécanicien capitaine de frégate A. E. Gouchtchik.

Lieutenant Yourieff, premier commandant du camp d’Aïn Draham

Le camp était constitué de baraquements militaires, chaque baraque prévue pour loger environ 20 à 50 personnes. Il n’y avait pas de plancher, ni bien souvent de carreaux aux fenêtres, pas de poêle, ni de chauffage, ni d’eau courante. Les réfugiés partageaient les baraquements le plus souvent avec des connaissances et scindaient ces baraquements « en cabines » avec des couvertures.

L’eau était distribuée dans plusieurs fontaines d’eau. Elle était glaciale en hiver. Laver le linge était véritablement une corvée. Les toilettes, prévues pour des militaires, étaient implantées assez loin des baraquements[8] et il fallait improviser.

Les enfants étaient admis à l’école française.

Dès que le temps devint plus clément, en mai,  le camp fut fermé pour les besoins de l’armée française à partir du 27 mai et les réfugiés furent transférés à Nador, Saint Jean et Djebel Djelloud. Les Russes commentaient : «  Dès que la vie devint possible dans ce camp, on trouva d’autres occupants ». Quelques familles restèrent sur place comme celle de A. E. Gouchtchik ou du docteur A. P. Rosendorf médecin russe du camp.

CAMP DE TABARKA

Ce  camp était situé en bord de mer à 100 km environ à l’ouest de Bizerte et à 20 km au nord d’Aïn- Draham et comptait environ une centaine de personnes (106 le 22 mars 1921 soit 42 militaires, 4 civils ou gradés civils, 48 femmes, 8 enfants en bas âge, 4 en âge d’être scolarisés).                       

Un descriptif figure dans le bulletin d’information du 7 février 1921, émis le 2 février :

« Tous les gradés de l’Escadre et leur famille envoyés dans le camp de Tabarka sont placés dans les locaux des gradés d’une des compagnies du 4-ème régiment de zouaves qui vivent, comme il me semble, au fort depuis peu. Le fort de Tabarka est construit sur une montagne située sur le rivage et il est très ancien. Le fort est actuellement restauré et il est constitué de magasin de stockage du régiment de zouaves. Les Russes sont logés dans des baraques construites en briques et des maisonnettes situées autour du fort. Je pense qu’aucun camp ne disposait de plus grand confort que celui mis à notre disposition. L’alimentation est excellente, les relations excellentes, les conditions climatiques merveilleuses, le territoire du fort est pittoresque. Il y a une grande plage située à 5 minutes à pied du fort. Le travail indispensable au camp est effectué par les Russes et uniquement par les hommes. Les zouaves sont au nombre de 5. Le nettoyage du camp, les travaux pénibles, la préparation en cuisine sont effectués par nous-mêmes. A 100 pas du camp se trouve la ville de Tabarka qui compte 3000 personnes, la plus grande partie étant des Arabes et des Français. Il y a des magasins dans la ville dans lesquels on peut acheter tout ce qui est indispensable. Ces jours-ci l’association française de Tabarka organise un concert-bal auquel participeront nos talents.»

 Ce camp fut fermé le 12 juin 1921 et les réfugiés qui y vivaient furent transférés à Djebel Djelloud.

CAMP DE MONASTIR

Ce camp était situé à proximité de la ville de Monastir en bord de mer à environ 200 km de Bizerte.

Extrait de Nouvelle carte de Tunisie 1920 (Source : http://Source gallica.bnf.fr / BnF)

Au 22 mars 1921 il comptait 158 personnes (61 militaires, 17 civil ou gradés civils, 58 femmes, 13 enfants en bas âge et 9 en âge d’être scolarisés). Ce camp sera fermé au printemps 1921. Le premier groupe partira le 18 janvier.[9] Voici le descriptif du 6 février publié dans la lettre d’information N° 19 du 15 février 1919 :

« Les deux groupes sont arrivés au camp de la ville de Monastir en ordre soit 151 personnes en tout, et ont été logés dans une citadelle antique construite par les Espagnols au XIVème siècle, située en bord de mer et jouxtant la ville. Chaque famille a son logement. En cours de route de Bizerte vers Tunis puis vers Suze, les deux groupes ont été accueillis par les Autorités françaises et les représentants de la Croix-Rouge française qui ont fait preuve d’une attention particulière et de compassion, chacun recevant des sucreries et les hommes des cigarettes, après quoi nous avons été invités dans un local dans lequel le thé était servi. Les deux groupes ont voyagé jusqu’à Suze par chemin de fer puis de Suze à Monastir soit 22 km en automobile. Lors de notre arrivée nous avons été reçus par le commandant français, le lieutenant Mazillet. Son habilité administrative et sa prévenance ont mis les gradés de l’Escadre russe à l’aise. La population de la ville dont la plus grande partie sont des Arabes, se conduit vis-à-vis des occupants du camp de façon intentionnée. L’ordre du jour et les autres conditions de vie dans le camp avant que je ne mette en place des instructions définitives, se déroulent conformément à mes dispositions avec l’accord du commandant français qui sont affichées dans des endroits définis. La question la moins avancée est celle de l’alimentation puisque il n’y a pas parmi les soldats de bon cuisinier, mais il arrivera dans quelques jours et cette question sera réglée de façon favorable puisque les produits alimentaires sont de bonne qualité. L’assistance médicale est assurée à des heures définies par le médecin français assisté du nôtre. La partie sanitaire est confiée au docteur Sakovitch. Les services religieux[10] se déroulent aux heures prévues dans des locaux prévus à cet effet. Une école est organisée pour les enfants ainsi que des cours de français pour les adultes. En ce qui concerne la recherche d’emplois, 10 personnes ont pu en trouver à Monastir dans des usines de production d’huile d’olive, mais il est prévu de trouver du travail, dans la mesure des possibilités  par la Croix Rouge française à Sousse et à Tunis. Les déplacements de Monastir à Sousse s’effectuent sans difficulté et il y a pour cela un transport régulier assuré par des voitures privées. Les représentantes de la Croix Rouges française visitent le camp de façon permanente et se renseignent sur les besoins et les satisfont, c’est ainsi que nous avons reçu du lait concentré, du savon, du papier à lettres et des timbres-poste. »

Le commandant russe du camp était le capitaine de frégate Romane Ivanovitch Gorlenko et il est vraisemblable qu’il était l’auteur de ce compte-rendu.

Les réfugiés à Monastir ( Date inconnue, Archives Pozniak/Kuttlein)

Sur cette photo :

Au premier rang : petit garçon à béret : N. A. Pozniak fils du colonel en amirauté A. A. Pozniak

Deuxième rang, de gauche à droite: (3) le prêtre Mikhaïlovski, (4) le lieutenant Mazillet (? à confirmer), (5) le capitaine de frégate Gorlenko (? à confirmer), un officier français (?)

Troisième rang, deuxième à droite du dernier officier français de droite, Lidya Karlovna Pozniak, née Yourguens.

Dernier rang debout, de droite à gauche : (2) Ingénieur mécanicien lieutenant Vladimir Nikolaevitch Brikke (à confirmer) (3) Mitchman Nikolaï Nikolaevitch Brikke (à confirmer)


[1] Edités dans La colonie russe de Tunis 1920 – 2000 de K. V. Makhroff

[2] Rapport Stationnement de l’Escadre et placement des familles des gradés dans les camps.

[3] Journal d’Alexis Brout, Autographes de Bizerte, édition du fond d’Anasatsia Chirinskaya

[4] Général de brigade adjoint au Gouverneur de Bizerte

[5] L’amiral Berens

[6] L’amiral Kedroff

[7] Une dynastie d’officiers de la Marine, celle des Enguelman qui ont changé leur nom en Yourieff pendant la Première Guerre mondiale.

[8] Souvenir de Véra Alexandrovna Messa née Gouchtchik (née en 1911) Colonie Russe de Bizerte 1920 -2000 ; K. V. Makhroff

[9] Journal du colonel Ardatoff.

[10] Le prêtre Mikhailovski avait été placé dans ce camp

[11] GARF F. Оp. 2. D. 177.р-5903. Remerciements à Alexis EMELINE pour la préparation et la transmission du document.

One thought on “LES CAMPS DES REFUGIES RUSSES DE « BIZERTE »

  1. Bravo Paul et merci pour toutes les précisions apportées sur la vie dans les camps.
    En effet la vie au camp d Aïn Draham était plus difficile que la description qui en est faite dans le livre de Makhroff.
    Mais c’était écrit par une enfant…et les enfants voient toujours les choses plus heureusement que leurs parents.

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