LA MUTINERIE DU CUIRASSE POTEMKINE. LA MYSTIFICATION D’UNE TRAGÉDIE.

LA MUTINERIE DU CUIRASSE POTEMKINE. LA MYSTIFICATION D’UNE TRAGÉDIE.

Nos remerciements à I. KUTTLEIN, petite fille du colonel en l’amirauté A. A. POZNIAK, pour la correction des textes.

« Odessa en flammes » titre en première page l’Aurore du 30 juin 1905.

« Le cuirassé Kniaz Potemkine est arrivé hier soir avec deux torpilleurs, et bientôt la nouvelle s’est répandue en ville, que l’équipage avait massacré ses officiers pour venger le matelot Omeltchouk tué par un officier »

«Omeltchouk est mort pour la vérité en disant à un officier qu’on donnait de la mauvaise nourriture »

« La population a brûlé tout le port avec tous les magasins et quatre ou cinq vapeurs russes. Plusieurs cosaques et probablement trois cents émeutiers ont été tués. La troupe a rétabli l’ordre rapidement. Une grande quantité de marchandise a été brûlée. » « Les rues sont jonchées de morts et de blessés. » « Une populace frénétique empêche de vive force toute tentative d’éteindre les incendies. ».  Dans le même périodique du 8 juillet «Du côté de la population les victimes se chiffrent par milliers »« plus de 2000 à Odessa dans la semaine sanglante du Potemkine ».

Le journal russe Razvédtchik N° 766 du 28 juin 1905, un hebdomadaire consacré à la thématique militaire et dont le rédacteur Bérézovsky, ancien capitaine de la garde Impériale à la retraite, cite également le nom du marin Omeltchouk.

Les autres informations sont bien plus modérées que celles de l’Aurore et s’il est exact qu’une populace, bien peu révolutionnaire, pille, brûle et saccage à l’ombre des canons du Potemkine alors que l’administration, la police et même l’armée évacuent le port, les milliers de victimes sont de fait un peu plus d’une centaine[1].

En réalité, le cuirassé n’arrive qu’avec un torpilleur, le matelot Omeltchouk était le quartier-maitre artilleur Vakoulentchouk, et comme nous le verrons plus tard, non seulement il faisait partie de ceux qui n’avaient pas refusé la nourriture[2] mais il avait été, d’après l’historiographie classique, lui-même le premier à tuer un officier, le lieutenant Néoupokoeff, aimé et respecté de la plupart des  membres d’équipage. De plus on ne sait pas qui a tué Vakoulentchouk, plusieurs personnes ayant tiré sur ce dernier.

Le même périodique, L’Aurore dans un article du 10 juillet fera figurer le témoignage d’un membre de l’équipage qui explique que c’est Mituschenko (en réalité Matiouchenko), « le chef de la révolte », qui a tué Vakoulentchouk[3].

L’événement a eu, à l’époque, un retentissement international. Il s’agissait d’une crise sans précédent. Des dizaines de navires et des milliers de militaires participèrent à la recherche du cuirassé et à la protection des rivages. Des milliers de matelots furent jugés peu sûrs et affectés à l’armée de terre. Les vieilles rivalités entre marine et armée de terre ressurgirent, les commentaires allèrent bon train, et ce fut un coup dur pour le prestige de la Marine Impériale, déjà bien bas après la bataille de Tsushima[4]. L’Empereur Nicolas II donna des instructions de fermeté et exigea un procès exemplaire, mais seul 25 % de l’équipage put être jugé, la plupart, rentrés de leur plein gré en Russie et par conséquent, n’ayant pas pris une part active à la mutinerie. Lorsque la Russie s’adressa aux Etats de la mer Noire pour demander de coopérer pour l’extradition des mutins qui avaient débarqués en Roumanie, elle se heurta à un refus et seule la Bulgarie accepta d’arrêter les mutins[5]. « Les Roumains accueillirent avec faveurs les révoltés du Potemkine » lit-on dans l’Aurore[6]. Le camouflet fut cinglant.

Les mutins furent financés et logés pour quelques-uns, pris en main et manipulés par le socialiste révolutionnaire Z. K. Arboré-Ralli et d’autres. Ils joueront un rôle, qu’ils n’ont pas, pour bon nombre, choisi d’eux-mêmes, celui de révolutionnaire. Ils organiseront des grèves. Matiouchenko sera arrêté, puis déclaré persona non grata en 1906 par le Conseil des ministres et expulsé de Roumanie.

L’obstination de la justice de l’Empire russe à chercher des raisons politiques à la mutinerie ne permit pas à la Russie d’exiger l’extradition. La police ne put arrêter qu’une dizaine de mutins malgré l’implication de l’Okhranka, de diplomates, d’attachés militaires et maritimes et la collaboration de la police d’autres états. Les cafouillages se succéderont et un témoin clef, « l’étudiant » menchéviste Feldman, qui monta à bord après la mutinerie et qui sera membre du comité du navire, s’échappera et retardera le procès….

Un aspect peu connu à ce jour est que cette mutinerie sera tout aussi catastrophique pour les révolutionnaires qui planifiaient une insurrection générale de la flotte de la mer Noire qui devait s’étendre aux troupes de l’armée de terre, puis à tout le sud de l’Empire russe. Il s’agissait donc d’une opération de grande ampleur, planifiée, organisée, qui devait être déclenchée sur le cuirassé « Ekaterina Velikaya » et voilà qu’une mutinerie avait lieu, quelques jours avant l’insurrection. « Ce plan a échoué à cause de l’incertitude qui a régné au sujet du moment où la révolte devait éclater », « le hasard a fait éclater la révolte plus tôt à bord du Potemkine »[7] déclarent six marins du Potemkine arrivés à Bucarest le 14 juillet.  La mutinerie fait échouer l’effet de surprise, déstabilise les organisateurs et déclenche une vague d’arrestations sans précédent. Quelques navires comme le Prout, ou le Gueorgui Pobedonossets tenteront de suivre le mouvement et de déclencher l’insurrection avant terme, mais ce mouvement s’essoufflera et s’arrêtera sur ces navires de lui-même. Par ailleurs, un constat accablant sera fait par les révolutionnaires, les troupes terrestres ne suivront pas. Lors de l’insurrection bien plus importante déclenchée par le lieutenant[8] Schmidt quelques mois plus tard, la Marine Impériale ne suivra pas non plus.

En plus des 7 officiers tués pendant la mutinerie, les hommes d’équipage comptent 4 morts tués pendant la mutinerie et 4 par la suite. Plus de cinq cent matelots[9] durent s’exiler abandonnant, pour certains, femmes et enfants et beaucoup ne commencèrent à rentrer au pays qu’à partir de 1917.

Des règlements de compte auront lieu bien plus tard.  En 1917, après la révolution de février, le lieutenant Vakhtine sera jugé et condamné pour avoir témoigné lors du jugement des mutins et en 1923, la plaque tombale du commandant du Potemkine, le capitaine de vaisseau Golikoff, sera symboliquement récupérée pour inhumer le lieutenant Schmidt qui fut un des meneurs de la mutinerie de Sébastopol et d’autres mutins.  Par ailleurs, on peut s’interroger si le lynchage de l’amiral R. N. Von Virène en 1917 qui signa l’ordre d’exécution de Matiouchenko, meneur de l’insurrection sur le Potemkine, n’est pas lié à cette affaire.

Les enquêteurs et la justice de l’Empire se focalisant sur des raisons politiques à l’événement pour en découdre avec les révolutionnaires, et les bolchéviques en mal de légitimité voulant se l’approprier, la mutinerie est devenue au fil des ans une insurrection révolutionnaire, les mutins, y compris les assassins, des héros révolutionnaires et il est difficile, aujourd’hui d’avoir un décryptage objectif des faits.

 Des Ukrainiens y verront les prémices du combat de libération de l’Ukraine, le drapeau rouge se transformera en drapeau couleur framboise cosaque et le « bolchévique » Vakoulentchouk, deviendra nationaliste ukrainien et indépendantiste.

Les conséquences économiques, politiques et la perte de prestige suite à cette mutinerie seront importantes.

L’Empereur Nicolas II écrira dans son journal le 6 juillet 1905 « Que Dieu fasse que cette affaire difficile et honteuse, se termine au plus vite »

[1] D’après les données officielles du gouvernement il s’agissait de 123 morts et blessés.

[2] La plupart des historiens s’accordent aujourd’hui sur ce point

[3] Cette hypothèse est parfaitement plausible mais ce témoignage n’a jamais été pris en compte jusqu’à présent.

[4] La situation militaire de la Russie en guerre contre le Japon se dégradant en Extrême-Orient, l’Empereur Nicolas II décide l’envoi d’une escadre. Partie de la Baltique, aux ordres de l’amiral Rojestvensky, celle-ci parvient, après un long périple, à l’entrée du détroit de Corée le 27 mai 1905 à proximité de l’ile de Tsushima. Elle est attendue par l’escadre de l’amiral Tōgō qui met hors de combat les quatre cuirassés de tête. Rojestvensky, blessé, est fait prisonnier. L’amiral Nebogatov qui le remplace capitule avec les rares bâtiments rescapés le 28 mai au matin. Seuls un croiseur et deux destroyers rallieront Vladivostok. Le reste de l’escadre russe est coulé, capturé ou interné.

[5] Il n’y en a eu aucun en Bulgarie

[6] Du 24 décembre 1905.

[7] Aurore du 24 décembre 1905.

[8] A la retraite

[9] Y compris ceux qui ne participèrent pas à la mutinerie.

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