LA MUTINERIE DU CUIRASSE POTEMKINE. LA MYSTIFICATION D’UNE TRAGÉDIE.

LA MUTINERIE DU CUIRASSE POTEMKINE. LA MYSTIFICATION D’UNE TRAGÉDIE.

Le film d’Eisenstein « Le cuirassé Potemkine »

Je ne traite ici que des aspects historiques et n’ai aucune qualité pour traiter des autres aspects comme sa mise en scène ou sa technique.

En 1925, iI a été décidé en Union Soviétique de commémorer les 20 ans de la « révolution » de 1905.  Une commission de commémoration a été constituée. I. Choutko[1], responsable pour le cinéma du Comité Central du Parti communiste bolchévique et d’autres, se réunissent une première fois le 17 mars 1925 pour discuter d’un projet de film. Il s’agit d’une commande de l’Etat soviétique. Deux scénarios sont présentés et c’est celui de N. F. Agadjanova-Choutko, une débutante dans ce domaine, épouse de K. I. Choutko, un des décideurs, qui sera retenu. Membre des bolcheviques depuis 1907, elle a été déportée et arrêtée à de multiples reprises. Bien connue de l’Okhranka[2], elle était surnommée la rusée ou le papillon.

N. F. Agadjanova-Choutko recommande S. Eisenstein pour la réalisation du film. Dans d’autres sources, curieusement, c’est S. Einsenstein qui recommande N. F. Agadjanova-Choutko[3].

Il s’avère que le scénario du film de commémoration est long, bien trop long et l’épisode de la mutinerie du cuirassé Potemkine qui figure dans le scénario sera exclu. Il sera repris par Eisenstein dans un autre film, celui du cuirassé Potemkine. Les cadres 94 à 135 du film de commémoration, serviront de base au scénario du Potemkine. Ces scènes sont celles du cul de jatte, celui de la viande avariée, la mort de Vakoulentchouk, le passage du cuirassé dans l’escadre. La scène de l’escalier naîtra après la lecture du journal français Illustration trouvé dans la bibliothèque Lénine par l’adjoint d’Eisenstein, M. Strauch, qui propose la scène à S. Eisenstein. Ce dernier est séduit[4].

Eisenstein et son équipe, l’assistant régisseur et acteur, G. A. Alexandrov[5], qui tournera par la suite le film « International » à la gloire de Staline[6], l’opérateur Edouard Tissé, ex-responsable de la section cinématographique du premier train de propagande [7] créé par Lénine, le directeur Yakov Moiseevitch Bliokh, ex-commissaire politique et d’autres, rassembleront ces scènes et en improviseront d’autres : il s’agit bien d’une improvisation.

Les insurgés dans le film sont de solides gaillards, des beaux gars qui suscitent la sympathie.

Matiouchenko dans le film/en réalité

Alors que les officiers sont des caricatures qui ne correspondent pas à la réalité.

Le commandant, hypocrite,

Le capitaine de vaisseau Golikoff dans le film/en réalité

un médecin au physique particulièrement ingrat,

Le docteur Smirnoff dans le film/en réalité

et d’autres,

le plus souvent grand-guignolesques, prennent plaisir à tourmenter les hommes d’équipage et se délectant à l’idée que quelques-uns pourraient être pendus aux vergues. Une viande grouillante d’asticots sert à faire une soupe aux choux, à la viande et aux betteraves rouges, très populaire en Russie, appelée borchtch. L’équipage refuse. Le commandant rassemble alors les hommes et demande qui refuse de manger le borchtch. La plupart des hommes acceptent mais il reste quelques dizaines de matelots qui refusent. On les couvre alors d’une bâche et l’on se prépare à les fusiller. C’est alors que le groupe qui accepte de manger le borchtch prend les armes. Le juste courroux des opprimés s’enflamme et l’on massacre ces buveurs de sang d’officiers ….

Eisenstein et son équipe avaient-il la volonté de respecter la vérité historique ?

Un événement raconté par S. Eisenstein[8] dans son autobiographie est révélateur :

Lors de la projection du Potemkine sur les écrans de la République Socialiste Soviétique d’Ukraine, un spectateur demande à toucher des droits d’auteur en raison de sa participation à l’insurrection. Il affirme « J’étais sous la bâche ».

« En réalité » écrit S. Einsenstein, «personne ne se trouvait sous la bâche sur le Potemkine »

« La scène des matelots couverts par la bâche était une pure invention des régisseurs. Je me souviens bien comment mon consultant, un expert de la marine, se prenant la tête dans les mains de désespoir » …. « hurlait : on va se moquer de nous, on ne faisait jamais cela. »

La scène du drapeau rouge révolutionnaire est également une invention. En 1905, le drapeau rouge n’avait rien de révolutionnaire, il s’agissait d’un drapeau de signalisation utilisé dans la Marine Impériale pour signifier que l’on était prêt à ouvrir le feu.

De nombreuses scènes de ce film sont fictives mais d’autres, importantes pour la compréhension des événements sont éludées, comme le meurtre de Néoupokoeff par Vakoulentchouk, les incendies et les pillages à Odessa….

Il n’y avait par conséquent aucune volonté de respecter la vérité historique.

Cette fameuse bâche, étonnamment, a fait couler beaucoup d’encre puisque de nombreux historiens prétendent qu’elle n’a existé que dans l’imagination d’Eisenstein et d’autre prétendent qu’elle a bien existé et qu’elle aurait servi à couvrir les matelots pour les fusiller. Comme nous verrons par la suite cette bâche à bien existé mais pour une utilisation bien différente.

Dans la réalité, il y avait à bord une réelle préoccupation du bien-être de l’équipage. Le 13 juin, le commandant se rend à terre et négocie l’achat d’un filet de pêche pour le loisir de l’équipage qui aimait pêcher. Un navire est diligenté à Odessa pour s’approvisionner en viande fraiche afin d’améliorer l’ordinaire et d’éviter de consommer des salaisons trop longtemps. Cette viande, comme nous le verrons plus loin, arrivera vraisemblablement faisandée en raison de circonstances qui ne dépendaient aucunement de la volonté des officiers. 

On la mangera, d’ailleurs, quelques jours plus tard sans que cela suscite la moindre réaction[9]. Par ailleurs, le mardi 14 juin, jour de la mutinerie, est déclaré jour de repos et la mutinerie se déroule après baignade et verre de vodka. Comme nous le verrons par la suite, les marins avaient droit à de la vodka tous les jours et ceux qui ne buvaient pas recevaient l’argent correspondant. On refusera de manger le borchtch, mais pas de boire la vodka.

En outre la nourriture était strictement réglementée en qualité comme en quantité et le commandant du navire ou un officier délégué devait impérativement goûter à la nourriture donnée aux grades subalternes.

Ce film comporte des erreurs grossières. On montre à plusieurs reprises un dreadnought avec sa tourelle à trois canons, navires qui ne seront mis en service dans la mer Noire que bien plus tard, à partir de 1915.

Tourelle triple de dreadnought du type Imperatritsa Velikaya (3 canons de 305 mm). Cadre du film.

Ce film a été choisi comme meilleur film de tous les temps lors du Référendum international au Festival mondial du film et des beaux-arts de Belgique (1958) par une majorité de critiques de sensibilité « progressiste » et il est aujourd’hui bien connu qu’il s’agit d’un choix idéologique.

Ce choix était par ailleurs bien surprenant, puisque les films muets avaient disparus depuis plusieurs décennies mais cela était sans doute un détail pour les « progressistes » au regard du contenu idéologique.

S’agissant de la vérité historique, on ne peut qualifier ce film que d’inspiré de fait réels, faits réels par ailleurs mal connus à ce jour, et que la propagande soviétique a orientés puis imposés en qualité de dogme et de source historique.

Ce film est par contre un excellent film de propagande, le spectateur ignorant prenant pour argent comptant une représentation fictive mais bien séduisante des faits, une revanche du faible sur le fort, du beau sur le laid, de l’opprimé sur l’oppresseur et attribuant ces faits à l’idéologie communiste.

[1] Un Bolchévique, accusé d’activité contre-révolutionnaire. Il sera incarcéré en 1938 et fusillé en 1941

[2] Organe de sécurité et du maintien de l’ordre du département de la police de L’Empire

[3] A son propre mari ?

[4] V. B. Chklovski. Eisenstein. Moscou. Edition Isskoustvo 1976.

[5] De son vrai nom Mormonenko

[6] Et beaucoup d’autres comme Volga-Volga, Veselye Rebiata…., il jouera le rôle de Guiliarovski dans le Cuirassé Potemkine

[7] Un train de propagande qui sillonnait la Russie

[8] Serguei Enzenstein, autobiographie, Edition Isskousstvo, Moscou, 1968

[9] «Morskoï Journal» (№ 55/7 – juillet 1932 года)

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