BIZERTE. LE CONTEXTE : LA CRIMEE BLANCHE, L’EVACUATION ET LES ACCORDS AVEC LA FRANCE, LE STATUT DES NAVIRES.
L’OFFENSIVE WRANGEL
Le 6 juin 1920 c’est la grande offensive blanche, les Blancs prennent les Rouges en tenaille de part et d’autre de l’isthme. Il s’agit d’opérations de débarquement et le groupe de navires de la mer d’Azov participe à l’opération de débarquement au village de Kirillovka, coté est de l’isthme. L’opération est soigneusement préparée de longue date. Des péniches de débarquement sont regroupées à Féodossia et les remorqueurs à Kertch. Le groupe de navires de la mer d’Azov est renforcé par deux nouvelles unités l’Oural et l’Altaï équipées chacunes de deux canons de 6 pouces. Le 24 au matin, 11 navires, 9 chalands escortés des canonnières Altaï, Oural, Straj, Grozny, des brise-glaces Gaïdamak, Vsadnik, et sept remorqueurs débarquent environ 10 000 hommes, 2000 chevaux, 50 canons, deux engins blindés et 150 chariots. L’effet de surprise est total, les Rouges sont totalement désorganisés, la voie ferrée desservant le front rouge de l’Isthme est coupée et le 10 juin, la ville clef de Melitopol tombe.
Côté ouest de l’isthme, l’opération se déroule d’une façon bien plus laborieuse. Il est prévu de débarquer dans le petit port de Khorly un régiment des Drozdovtsy commandée par le général Vitkovsky et qui compte environ 1600 hommes. Quatre navires de transport de troupes accompagnés du croiseur auxiliaire Tséssarevitch Guéorgui, du contre-torpilleur Bespokoïni et de petites unités dont les remorqueurs armé Skif et Berezane. L’accès de Khorly s’effectue par un canal d’environ 3 km de long. D’après les renseignements recueillis il n’y a pas de troupes adverses et l’approche s’effectue sans précautions particulières quand une batterie rouge commence à canonner. Heureusement qu’aucun navire ne s’était engagée dans le canal et la flottille peut virer de bord et s’ancrer au large.
Devant ces difficultés inattendues le plan d’action est modifiée et juste avant l’aube, le Skif et le Berezane, chargent des troupes et approchent du port lentement afin de ne pas être entendu puis entrent au port à toute vitesse. C’est alors que deux mitrailleuses de l’Armée Rouge arrosent le Skif qui est en tête de convoi. Le commandant, une enseigne et de nombreux Drozdovtsy sont tués ou blessés, les autres tirent avant même de débarquer et font taire les mitrailleuses puis se précipitent à l’endroit où est située la batterie ennemie qui se retire dans la précipitation. Elle sera prise un peu plus tard.
Ces opérations seront couronnées de succès et les Blancs, bousculent les Rouges devant l’Isthme de Crimée et rien ne semble pouvoir les arrêter. Ils s’arrêteront sur le Dniepr et occuperont une zone s’étendant du Dniepr au port de Berdiansk. Cette zone sera occupée jusqu’à septembre 1920 avec relativement peu d’hommes, surtout si l’on tient compte des distances et une cavalerie d’environ 10 000 hommes se portera rapidement sur les « points critiques ».
La 13-ème armée Rouge est battue et se réfugie du côté ouest du Dniepr en laissant 10 000 prisonniers, plusieurs dizaines de canons, 2 trains blindés, des centaines de mitrailleuses et les stocks importants de la ville de Mélitopole.
La Marine blanche de la mer Noire et de la mer d’Azov
Le 30 octobre 1920, l’amiral Sabline malade d’un cancer du foie, décéde à Yalta.[1]
Pour le remplacer, le choix du général Wrangel se porte sur l’amiral Kedroff qui est un officier de la marine très expérimenté, spécialiste de l’artillerie de marine.
Le général Wrangel écrira dans ses mémoires[2] que Kedroff « … avait la réputation d’un marin particulièrement intelligent, décidé et compétent. Lorsque j’ai fait sa connaissance il m’a fait la meilleure impression. Après quelques hésitations l’amiral fit part de son souhait d’accepter la fonction. » Le général ne regrettera pas ce choix. Il écrira par la suite « Ce choix s’est avéré particulièrement heureux. L’évacuation de la Crimée dont on ne connait pas d’autre exemple dans l’histoire, s’est déroulée avec un succés exceptionnel et cela est dû dans une grande mesure à l’amiral Kedroff ».
L’amiral Kedroff est un des acteurs les plus importants de l’évacuation de la Crimée, du transfert de l’escadre à Bizerte et de la communauté des marins russe de l’émigration.
La marine « blanche » participera très activement aux opérations des troupes terrestres sur mer. Dès les premiers jours de l’offensive un groupe de navires et de péniches accompagnent les troupes terrestres et couvrent une bande d’environ 16 km le long du rivage avec ses canons de 130 mm. Un groupe de petits navires est envoyé dans l’estuaire du Dniepr. La Marine intervient sur les fleuves et même à terre. Afin de tenir la côte, on organise un groupe d’éclaireurs de « cavalerie de la marine » en y intégrant des partisans et un demi-escadron de hussards. Le front de l’aile gauche de l’armée blanche le long du Dniepr est tenu par la Marine avec les troupes de débarquement du croiseur Général Kornilov, une section de fusiliers de la mer Noire, la « cavalerie de la marine » et à partir de début août, avec les troupes de débarquement du dreadnought Volia, nommé par la suite Guénéral Alexéev.
Dès la prise de fonction de l’amiral, le général Wrangel charge l’amiral Kedroff de préparer une possible évacuation.
Le vent tourne
En octobre 1920, le vent du succès de l’Armée blanche tourne. Après avoir conclu l’armistice avec la Pologne en octobre 1920, l’Armée Rouge peut affecter de nouvelles troupes au combat et détachent environ 100 000 hommes supplémentaires dont un quart de cavalerie à la lutte dans le sud de l’Ukraine. Bien employée, la cavalerie était précieuse dans ce conflit qui s’étendait sur des territoires immenses et se déroulait avec relativement peu d’hommes par rapport au conflit qui se déroula en France pendant la Première Guerre Mondiale. A partir de ce moment, l’Armée Russe, se bat contre des forces « rouges » de loin supérieures en nombre. Le 28 octobre la Première Armée de cavalerie de Boudennyï traverse le Dniepr et force le front à Kakhovka. L’ordre est donné aux « Blancs » de se retirer en Crimée, sur l’isthme plus facile à défendre.
Des ouvrages militaires de défense de l’isthme ont été préparés de longue date et sont réputés formidables et imprenables. Les militaires Blancs qui battent en retraite, découvrent la ligne et font part d’un avis bien différent[3], ils trouvent les ouvrages décevants et maudissent l’intendance. Rien n’est prévu pour la vie, pas de baraquements ou d’abris, il gèle à pierre fendre et les tenues d’hiver ne sont toujours pas arrivées. Par ailleurs dans certains secteurs de la ligne de défense les paysans ont commencé à démonter les ouvrages pour récupérer des matériaux de construction, sur des secteurs, les fils barbelés sont coupés ou détériorés.
La population de Sébastopol s’inquiète de cette situation. L’amiral Kedroff par l’intermédiaire du contre-torpilleur Sénégalais, stationné à Sébastopol, demande[4] le 6 novembre à la France la présence d’un grand navire pour calmer la population. L’amiral «préviendra quand il estimera cette présence absolument nécessaire ». Le commandant du Sénégalais ajoute : « j’estime utile d’étudier dès maintenant plan d’évacuation de Sébastopol »…. « si cette éventualité se produisait ».
Le Perekop, l’isthme qui sépare la Crimée de la Tauride est défendu par le régiment des Drozdovtsy, une des quatre divisions d’élite de l’Armée Wrangel[5]. Elle était composée d’environ 3000 fantassins, 500 cavaliers, armés de 20 canons et 300 mitrailleuses.[6] Il s’agissait de la division qui avait le moins souffert pendant la campagne de la Tauride. Les tranchées du lac Sivach, qui sépare la Crimée du reste de la Tauride, à la voie ferrée sont occupées par le 2-ème régiment de tirailleurs et de la voie ferrée à la mer par le 3-ème régiment, le 1-er restant en réserve. Les autres composantes de la division sont retirées à l’arrière. L’espace situé près de la voie ferrée n’était pas occupé et il n’y avait pas de barbelés. Ce secteur devait être protégé par les trains blindés.[7]
La nuit du 8 novembre, par un froid glacial, les troupes de choc de la 6-ème Armée rouge franchissent le Sivach gelé et écrasent une brigade de 1500 cosaques du Kouban qui défendent la presqu’ile Litovskiï puis menace l’arrière de la première ligne de défense tenue par les Drozdovtsy. En même temps la première ligne est attaquée frontalement par des forces écrasantes de l’Armée rouge après une préparation d’artillerie. Du coté des Blancs les pertes ne sont pas significatives, du coté des Rouge, c’est un massacre.
Menacés à revers et malgré la contre-attaque de la division des Drozdovsty qui ne peut contenir les forces rouges de loin supérieure en nombre, la position des Drozdovtsy devient intenable et ils se replient la nuit du 9 novembre au 10 vers la seconde ligne de défense de Ichoune tenue par les Kornilovtsy et la cavalerie de Barbovitch. Le combat continuent sur cette ligne de défense et les pertes, cette fois sont lourdes chez les Blancs.
Les combats se déroulent également à Tchongare et la division des cosaques du Don ne résiste que quelques temps.
Le 9 novembre le commandant du Sénégalais Théroulde donne l’ordre d’ émettre [8] un télégramme du Haut-Commissaire « présence W. Rousseau Sébastopol urgente, évacuation civils 30.000 personnes devra commencer immédiatement»
A cette date les estimations les plus maximalistes étaient de 72 000 personnes et il était alors inimaginable que le nombre de personnes évacuées atteigne 150 000.
Le même jour, à Constantinople, l’amiral Dumesnil, rencontre l’amiral anglais de Robeck et s’enquiert de la position anglaise. De Robeck déclare devoir prendre des instructions de son gouvernement et fait part de sa préoccupation[9] à ce que les sous-marins ne tombent pas entre les mains des Bolchéviques. Dumesnil, après cette rencontre, a la conviction qu’il n’y a aucune aide à attendre des anglais et part pour Sébastopol sans attendre. Il ne se trompe pas, c’est le haut-commissaire Defrance qui recevra la réponse anglaise le jour suivant : neutralité absolue.
A partir de ce moment le contre-amiral Dumesnil prend les opérations en main sans se faire d’illusion sur une aide quelconque des anglais.
L’amiral Dumesnil et l’amiral de Bon
L’Escadre de la Méditerranée orientale est commandée par le vice-amiral de Bon dont la Division Légère de croiseurs de la Méditerranée Orientale est commandée par le contre-amiral Dumesnil. Tous deux ont de brillantes qualités diplomatiques et sont très appréciés par le général Wrangel et son Etat-major.
Le contre-amiral Dumesnil est bien connu des marins russes puisqu’il a été officier de liaison près de la Marine russe de 1916 et 1917[10] et il avait rendu d’éminents services, en particulier en 1916 lors de l’explosion suivie de l’incendie du dreadnought Impératritsa Maria, et mérita deux témoignages officiels de satisfaction. Il est marié à une Russe, Véra.[11]
Le Ministre de la Marine française câble le 6 novembre au vice-amiral de Bon, qui est à bord du Provence à Constantinople : « … Aidez Wrangel à défendre la Crimée… En cas d’évacuation, assurez, en priorité, le départ des missions étrangères et des russes particulièrement compromis vis à vis des bolchéviques en utilisant, d’abord, les navires russes et – si indispensable – des navires de commerce français. »[12]
La mission est confiée à l’amiral Dumesnil. Ses instructions du 6 novembre[13] sont :
« 1. Prendre immédiatement d’accord avec Wrangel toutes mesures pour aider défense par mer de la Crimée.
2. Au cas où évacuation devrait être envisagée assurer départ Missions, nationaux protégés, et dans mesure possible Russes spécialement compromis. Enlèvement personnel est à faire en principe par navire français.
3. Assurer enlèvement ou destruction de tous bâtiments guerres à concentrer momentanément à Constantinople. Nos moyens devant être insuffisant entendez-vous avec amiral de Robeck en vue collaboration Britannique.
4. Assurez enlévement tous bâtiments dont utilisation resterait aux navires (Société) Russes »
Le 11 novembre 1920, le contre-amiral Amiral Dumesnil arrive à Sébastopol à bord du Waldeck Rousseau et rencontre Le Haut-Commissaire Martel et le Général Brousseau qui estiment que la situation est loin d’être désespérée et que la ligne du Perekop peut encore résister.
Ce même jour le rapport de l’Etat-major russe mentionne : « Front du Sivach et du Perekop : à proximité du pont de Tchongar les Rouges ont traversé sur la rive que nous occupons et mènent une offensive sur la presqu’ile de Tioupe-Djankoi. Dans la région des lacs Sivach notre cavalerie a repoussé les Rouges sur le flanc droit du secteur du nord-est du lac Kiatski, sur le flanc gauche du front les rouges ont occupé Youchoune. La lutte avec des forces importantes au sud et au sud-est de ce point continuent. »
A partir de ce moment la situation est estimée comme critique par l’Etat-major de Wrangel et toutes les mesures prise en prévision de l’évacuation sont activées.
Le 11 novembre à 17 heures, les troupes blanches reçoivent l’ordre d’arrêter toute résistance et d’évacuer vers les ports.
Le même jour le contre-amiral Dumesnil et son chef d’Etat-major le capitaine de frégate Willm, ainsi que Monsieur de Martel et le Général Brousseau rencontrent le général Wrangel.
L’amiral Dumesnil[14] écrira dans son compte rendu[15] : « Le Général Wrangel avait l’air calme, nullement abattu ; il me fit un accueil extrêmement cordial. Krivochéine[16], physionomie intelligente, semblait vouloir plutôt s’effacer. L’Amiral Kedroff, l’air très énergique, était nerveux. Le Général Chatiloff[17] paraissait, se désintéresser à peu près de l’entretien.
En peu d’instants et sur quelques questions précises, le général me fit connaître que sa situation était sans espoir. Le moral des troupes restait excellent, mais elles n’étaient plus assez nombreuses, du fait des pertes subies, pour soutenir des chocs répétés des soldats Rouges. L’évacuation était inévitable et il fallait l’accepter.
Devant l’importance envisagée pour cette évacuation (estimée à ce moment à 70 à 80 000 personnes) j’exposai au Général les difficultés auxquelles il allait se heurter en arrivant à Constantinople pour les Iogements et pour les vivres « et bien, me répondit-il, j’évacue avec mes navires et, en mer, je lance le signal de détresse S.O.S., au monde civilisé et j’attends. »
Je l’assurai alors de tout mon concours, désireux que j’avais été surtout de lui faire toucher du doigt une situation très sérieuse et de lui suggérer de penser aux moyens de faire vivre tous les évacués, car il n’était pas certain que toutes les nations voulussent répondre à son signal de détresse. «La France me dit alors le Général Wrangel est le seul pays qui m’ait soutenu et je veux me placer sous sa protection : Je ne suis d’ailleurs pas encore dénué de ressources car ma flotte de guerre et ma flotte de commerce sont dégagées de toute charge et je puis les mettre à votre disposition pour garantir les frais d’évacuation. »
«L’offre ainsi amenée répondait trop à ma préoccupation capitale, de ne pas laisser ces flottes aux mains des bolcheviks, pour ne pas la relever.»
«Sous cette forme, dis-je au Général, la question devient plus simple et je suis tout prêt à en saisir le gouvernement Français… ».
Le 12 novembre Dumesnil câble « prière télégraphier si approuvez mise sous pavillons français tous navires de guerre et de commerce et précisez destination à leur donner »… « je ne peux compter sur aucun concours anglais »….le ministre de la marine répond : « assurez évacuation » « Acceptez prendre livraison provisoire navires guerres et commerces russes ! But primordial est de ne rien laisser à aucun prix aux mains des bolcheviques »
M. Georges Leygue, Président du conseil et Ministre des Affaires étrangères télégraphie :
« J’approuve les mesures que vous avez prises »
Les conditions de cet accord ont été acceptées par le général Wrangel qui se trouvait dans une position désespérée.
Voici les termes de l’accord tels que mentionnés dans la lettre du 13 novembre, signée par le général et le Gérant du Département des Affaires étrangères B. Tatischeff et adressés au Haut- commissaire :
« Au moment où les événements m’obligent à quitter la Crimée je dois envisager l’utilisation éventuelle de mon Armée sur les territoires encore occupés par les Forces Russes qui ont reconnu mon autorité.
Tout en réservant à mes troupes leur liberté d’action ultérieure suivant les facilités qui me seront donnés pour rejoindre le territoire national et tenant compte d’autre part de ce que la France a été la seule puissance à reconnaitre le Gouvernement de la Russie du Sud et à lui prêter son appui matériel et moral, je place mon Armée, ma Flotte et tous ceux qui m’ont suivi sous sa protection.
J’ai en conséquence donné l’ordre aux différentes unités composant la Flotte militaire et Commerciale Russe que je vous communique ci-joint[18] ».
Je considère d’autre part ces bâtiments comme devant servir de gage au paiement des dépenses qui incombent déjà et qui pourraient incomber à la France pour faire face aux premiers secours nécessités par les circonstances actuelles. »[19]
Le même jour dans une lettre signée Dumesnil et de Martel qui reprend textuellement les termes ci-dessus, l’accord est signifié en ces termes : « D’accord avec l’Amiral Dumesnil, commandant de la Flotte française à Sébastopol, j’ai l’honneur de vous faire connaitre que sous réserve de son acceptation ultérieure, j’accepte au nom de mon gouvernement la décision et les engagements mentionnés ci-dessus. »[20]
Du côté des russes cet accord sera contesté par la suite notamment par l’amiral Kedroff, qui s’attachera à la création d’une force navale russe.
Compléter
Côté français il n’était pas illogique de penser à intégrer les meilleures unités dans la flotte française et de commercialiser les autres ou bien de tous les commercialiser.
Ce projet, on ne peut plus logique, se terminera par un cauchemar pour les français. Coté soviétique cet accord sera contesté bien évidemment.
La situation à Constantinople :
Le Haut-commissaire à Constantinople M. Defrance proteste « nous n’avons aucun moyen d’héberger les réfugiés russes ici…. » « Direction service de santé informée peste, typhus, choléra, parmi les réfugiés, s’oppose à leur débarquement… » mais ce que le « haussaire[21] » de Constantinople estimait être un cauchemar est, à cette heure, largement sous-estimé.
Constantinople est déjà surpeuplé du fait de l’afflux de réfugiés russe venu de Nikolaev, d’Odessa et de Novorossiisk, de prisonnier turcs rapatriés par les anglais. Le « Haussaire » français ira même jusqu’à suggérer « il est à craindre que ces réfugiés ne courent plus de dangers et ne soient exposés à plus de souffrances que s’ils étaient restés en Crimée »[22].
La situation politique est des plus confuses, la Turquie est en guerre civile, l’armistice de Moudros avec l’Empire ottoman est conclu par les britanniques unilatéralement en 1918 sans la participation française, ni les américaine puis le traité de Sèvres n’est ni ratifié, ni d’ailleurs appliqué. L’Empire ottoman est tiraillé entre le gouvernement de Mehmed VI et celui de Mustafa Kemal.
A partir de ce moment pour les français, il n’est plus question d’une évacuation, mais de deux, celle de Crimée mais aussi celle de Constantinople. Les russes pour la plupart, sont sous le choc des événements, écrasés par la souffrance d’avoir perdu leur patrie et souvent leur famille, déstabilisé par le vertige de l’inconnu, ne seront pas conscients de cette situation cauchemardesque.
L’évacuation et la répartition de l’Armée russe et des refugiés
L’évacuation de la Crimée s’effectuera dans l’ordre à Evpatoria et Sébastopol, elle sera laborieuse à Yalta, catastrophique à Féodossia où 4500 cosaques n’avaient pas rejoint le port et 5000 personnes ne pourront embarquer et la plupart se dirigeront à pied vers Kertch. L’embarquement et le transfert à partir de Kertch, de laborieux deviendra effroyable en raison de cet afflux imprévu.
Le contre-torpilleur Jivoï qui était remorqué par le Khersones, cassera la remorque lors d’une tempête et sera perdu en mer avec environ 250 personnes à bord. Les autres navires arrivèrent tous à Constantinople.
A Constantinople Le chef d’Etat-major de l’Escadre de la Mediterannée Orientale, le capitaine de vaisseau Pierre Vandier émettra un plan d’évacuation. Il s’agit cette fois d’évacuer Constantinople et la répartition sera la suivante :
Ce plan deviendra vite inapplicable et sera suivi par d’autres. Il semble que l’évacuation de Constantinople ait été conduite de la façon la plus compétente par le Chef d’Etat-major, le capitaine de vaisseau Vandier.
Pourquoi Bizerte ?
La France possède à Bizerte une base navale stratégique, point de passage obligé entre Gibraltar et Suez. Elle dispose d’un lac d’environ 12 km de diamètre, d’une profondeur de plus de 9 m accessible aux plus grandes unités par un canal de 8 km de long et qui permettait de mettre à l’abri de l’artillerie ennemie ou du mauvais temps des escadres entières. L’arsenal de Sidi Abdallah avec plusieurs bassins de radoub est situé sur ce lac. La base est protégée par de nombreux ouvrages militaires et des batteries d’artillerie avec des cantonnements militaires qui sont inoccupés à la fin de la guerre et qui pouvaient accueillir des marins ou des réfugies en nombre et l’on constatera que le nom des batteries d’artillerie correspondent souvent aux noms des camps russes comme Nador, El Euch, Ben Negro, ….
La base dispose également de structures médicales importantes.
Bizerte, dans l’esprit des amiraux Dumesnil et de Bon était vraisemblablement une évidence. L’amiral Dumesnil connaissait bien Bizerte pour y avoir fréquemment relâché fin 1914 et 1915 lorsqu’il avait été commandant du croiseur-cuirassé Latouche-Tréville. L’amiral de Bon connaissait également parfaitement Bizerte puisqu’il avait préconisé le choix de l’emplacement du chantier naval de Sidi Abdallah en 1891.
Dès le 12 novembre l’amiral Dumesnil propose dans un télégramme de transférer à Bizerte la totalité des évacués. Il est vrai qu’il sous-estimait à cet instant l’ampleur de l’évacuation. « Si ravitaillement impossible à Constantinople, » écrivait-il « je propose de les évacuer en Tunisie » pour 10 000 civils 10 000 militaires et plusieurs milliers de blessés puis vers le 18 novembre « Acceptez-vous la flotte en gage ? Si oui, je vous propose de l’envoyer à Bizerte aussitôt que possible…. » « une excellente mesure » appuyait le vice-amiral de Bon après consultation du président du conseil et Ministre des affaires étrangères.[23]
Il semble également que les aspects économiques n’étaient pas étrangers à ce choix.
Bizerte était donc vraisemblablement un choix optimal d’un point de vue naval, médical, de capacité de structures d’accueil, de coût, de surveillance et sans doute d’un possible isolement d’une contagion y compris celle d’une maladie nouvelle et sournoise comme « la contagion bolcheviste » qui inquiétait tant le gouvernement français.
Le 28 décembre,[24] l’amiral de Bon, insiste auprès du Ministère de la Marine sur la nécessité de faire partir la flotte russe à Bizerte elle « ne peut rester ici » et le conseil des ministres, se résigne à donner l’aval, sur demande insistante du ministre de la Marine.
Les évènements tels que relatés par le général Wrangel.
Le 24 novembre 1929 à bord du croiseur Korniloff, le général Wrangel décrit ces évènements[25] à Struve :
Le Commandant en Chef
de l’Armée Russe.
24[26] novembre 1920.
Croiseur Kornilov.[27]
Tout d’abord, merci chaleureusement pour votre lettre affectueuse et votre télégramme. Les événements de ces derniers jours étaient, apparemment, absolument inattendus pour vous (et d’ailleurs pour beaucoup de personnes qui se trouvent ici), ce qui ne pouvait manquer de provoquer la question étonnée : Que se passe-t-il ?
Pour ma part, dès l’instant où les Polonais ont conclu la paix, j’avais compris que le sort de la lutte que nous menons était déjà décidé et je commençais fiévreusement à me préparer au cas où nous nous trouverions dans la nécessité d’évacuer, répartissant les bateaux dans les différents ports, chargeant du charbon, etc… Vu l’énorme supériorité numérique de la cavalerie ennemie, qui donne
à notre adversaire la possibilité de développer un mouvement de poursuite, une retraite systématique eût été particulièrement difficile. La condition du succès résidait dans l’effet de surprise, et sous ce rapport la tâche qui s’imposait a été exécutée dans la plus parfaite discrétion. Tous les préparatifs ont été faits soi-disant pour préparer une descente sur Odessa en vue d’opérer la jonction avec les Ukrainiens, et à l’exception du Général Chatiloff et de deux commandants de Corps d’Armée, personne n’était initié au secret.
Tout en prévoyant l’issue inévitable, j’espérais cependant, grâce aux fortifications du Pérékope, me maintenir là pendant un temps assez long ; néanmoins, les attaques ininterrompues et furieuses des Rouges, s’ajoutant à un froid épouvantable, tel qu’on n’en a jamais vu ici (jusqu’à — 160), et à la pénurie de vêtements nous ont fait subir de telles pertes qu’une résistance plus longue menaçait l’armée d’une saignée complète.
Disposant en tout sur le front d’une cinquantaine de milliers d’hommes, plus vingt mille hommes environ des bataillons de réserve, qu’il m’était impossible de mettre en ligne faute de vêtements, j’ai perdu en deux semaines environ 25 000 hommes, tués, blessés et malades. Malgré des pertes effroyables, notamment parmi les cadres (ainsi dans le Premier Corps d’Armée 16 commandants de régiments et les 3 Chefs de Divisions ont été mis hors de combat), et malgré la pénurie de vêtements nos unités se sont battues comme des lions.
Vu les pertes énormes de l’infanterie, toute la cavalerie a été mise à pied et a occupé les tranchées, se battant aux côtés de l’infanterie. Pour accélérer le chargement de charbon, des commandos ont été formés, se composant de tous les membres des divers services de l’arrière — officiers et fonctionnaires, plus 600 hommes de troupe ont chargé le charbon jour et nuit. Tous les navires, non seulement ceux qui étaient en état de naviguer, mais aussi ceux qui étaient simplement en état de flotter, dans tous les ports de Crimée, ont été mis en ligne (une partie en remorque) et après avoir chargé pendant trois jours tous les officiers blessés, les familles des fonctionnaires civils et militaires, j’ai donné ordre à l’Armée de se replier sur les ports. Les positions fortifiées ont été abandonnées de nuit, et les troupes après avoir décroché avec l’ennemi, se séparant en marches forcées dans des directions excentriques, ont gagné les ports sans pratiquement être inquiétées par la cavalerie des Rouges, laquelle stationnait dans une réserve ennemie plus éloignée et s’est trouvée devant une retraite inattendue.
Tout ce qui était tant soit peu apte au combat a été embarqué sans laisser de reste et représente numériquement 70 000 hommes environ, de même que toute la flotte. Ont été embarqués jusqu’au dernier les officiers blessés et les familles des militaires et des civils. Les soldats de l’Armée rouge prisonniers et combattant dans nos rangs, auxquels il avait été proposé de rester, ont préféré en majorité partir avec nous. Les réserves, qui se composaient de prisonniers et de mobilisés, ont été dissoutes, à l’exclusion de l’élément pleinement apte au combat qui a exprimé le désir de rester dans les rangs. En tout sont arrivées à Tsar’grad [28] 130 mille personnes environ.
Bien que je sois cruellement conscient d’avoir refusé momentanément le combat, j’éprouve une satisfaction morale telle que je n’en ai jamais connu à l’heure des plus brillantes victoires. L’opération la plus difficile a été exécutée d’une façon telle que non seulement tout ce qui me suivait a été sauvé, mais encore, le moral de l’Armée est conservé — ce qui est un gage de succès. En dépit de la retraite, des pertes très lourdes et des terribles conditions de la traversée, le moral des troupes est intact. La moindre apparition que je fais, même ici, sur la rade est saluée de tous les bateaux par de tels hourrahs, que je n’en ai jamais entendu de semblables ni à Velikokniazeska, ni à Tsaritsine.
Si l’Europe cette Fois-ci ne reste pas aveugle et si, ayant enfin compris le danger mondial que représente le bolchevisme, elle nous donne la possibilité de conserver l’Armée — notre retraite peut se transformer en victoire.
Ce n’était pas pour moi une mince satisfaction durant les derniers jours de notre séjour en Crimée que de voir la sympathie générale dont nous entourait toute la population : les ouvriers du port, en faisant des heures supplémentaires, nous ont de leur propre initiative remis en état de marche tous les bateaux en réparation. Le jour du repli, alors que l’ennemi était déjà à nos portes, une délégation de la ville, les ouvriers, etc., sont venus nous souhaiter bonne route et nous remercier pour tout ce que nous avions fait. J’ai donné ordre que tous les biens de l’État et les biens publics (les usines, les ponts, les installations ferroviaires, les ateliers d’artillerie, etc…) soient laissés intacts, car ils constituent le patrimoine du peuple russe, et les derniers jours, j’en ai confié la garde aux ouvriers eux-mêmes. Jusqu’au jour même de notre départ l’ordre était exemplaire dans tous les ports.
A présent, et jusqu’à ce que notre sort soit décidé, les troupes sont réparties à Lemnos, Gallipoli et Tchataldja. Quel destin nous attend, c’est l’inconnu ? J’envoie le Général Danilov tirer au clair toutes questions qui touchent au sort de l’Armée et de la Flotte. Je pense qu’il serait tout à fait souhaitable que je vienne personnellement à Paris. Ne refusez pas d’élucider cette question sur place.
En attendant je vous serre dans mes bras et j’attends vos lettres avec impatience. »
SUITE : BIZERTE. L’ARRIVÉE DE L’ESCADRE.
[1] Il sera inhumé à Sébastopol dans la cathédrale Saint Vladimir mais sa dépouille sera exhumée en 1927 sur décision d’une commission de la ville de Sébastopol au même titre que celles d’autres amiraux vénérés en Russie, à savoir Kornilov, Istomine, Lazarev et Nakhimov, « la présence de ces objets étant jugée offensante pour les sentiments des masses laborieuses, » (extrait de Kortik N° 13, Article de Krestiannikov. Vice-amiral M. P. Sabline. Page 38)
[2] P. N. Wrangel. Mémoires. Livre 2. Chapitre 8.
[3] Le général Brousseau sera, dans les grandes lignes, du même avis après les avoir visités. CR de Brousseau du 17 novembre 1920 au ministre de la défense N° 123/R. Rousskaya Voennaya Emigratsiya Années 20 – 40 Tome 1. P. 205 (Archives FSB et SVR))
[4] Télégramme N° 49
[5] Les régiments, corps et divisions les plus aguerris et réputés du corps des volontaires, puis des forces Russe du sud de la Russie de Dénikine, puis de l’armée russe de Wrangel étaient les Kornilovtsy, Markovtsy, Drozdovtsy, Alexeevtsy du nom des généraux qui les avaient commandés.
[6] Drozdovtsy de Yassy à Gallipoli (Munich 1973) Tome 2 Page 219. Vladimir Mikhailovitch Kravtchenko, Capitaine de la brigade d’artillerie de la division des Drozdovsty
[7]. Ibid, page 196
[8] Télégramme N° 57
[9] La principale préoccupation de l’amirauté de la Royal Navy était que les sous-marins ne tombent entre les mains des Rouges.
[10] Charles-Henri Dumesnil : envoyé en mission en Russie comme délégué auprès du commandant en chef des flottes russes.
[11] Véra, née Fermor, vivait à Constantinople puis à partir de 1926 à Paris. Elle faisait partie du Comité d’Aide à l’Union des Invalides Russes de Guerre à l’Etranger, présidente de ce comité à partir de 1960. En 1943 – 1944, présidente du Comité de Direction des Affaires de l’Emigration Russe en France. Elle est arrêtée en 1944 puis libérée et mène une vie extrêmement active dans le milieu de l’émigration russe et plus particulièrement dans celui de la marine. Auteur de plusieurs ouvrages dont plusieurs ont été publiés comme « La Néva tant regrettée » et « Le Bosphore Tant Aimé », ses souvenirs sont édités dans Vozrojdenije en 1960.
[12] Bizerte. Contre-amiral Lepotier. Edition France-Empire. p. 256
[13] CR de Dumesnil à de Bon du 23 novembre 1920 N° 10-AM. SHD de Vincennes 11 BB 7 176
[14] Contre-amiral, Commandant de la division légère de l’Escadre de la Méditerranée Orientale
[15] CR de Dumesnil à de Bon du 23 novembre 1920 N° 10-AM. SHD de Vincennes 11 BB 7 176
[16] Premier ministre du gouvernement Wrangel et adjoint du général
[17] Chef d’état-major du général Wrangel
[18] Du 12 novembre N° 2193 : A tout bâtiment de guerre ou de commerce battant pavillon Russe, ordre est donné d’avoir, en entrant dans le Bosphore ou tout autre port étranger, au mât avant le pavillon français comme indice que je mets les réfugiés, l’armée, la Marine sous la protection de notre alliée : la France. Toulon 56 C 61 – 62.
[19] SHD de Vincennes 1BB7
[20] Toulon 56 C 61 – 62
[21] Abréviationde haut commissaire
[22] Bizerte, Contre-Amiral Lepotier
[23] Ibid
[24] Bizerte. Contre-Amiral Lepotier. Chapitre 7
[25] Les relations diplomatiques du gouvernement Wrangel en Crimée 1920 Richard Pipes
[26] 12 octobre
[27] Sans N°
[28] Constantinople