L’ESCADRE RUSSE. DE CONSTANTINOPLE A BIZERTE.
Il existait plusieurs comptes-rendus de ce transfert. Initialement, nous avions choisi celui, rédigé en français, du général Chatiloff, chef d’état major du général Wrangel et transmis par le vice amiral de Bon au Ministre de la Marine avant de découvrir qu’il comportait des inexactitudes, notamment, l’oubli de deux navires, le brise glace armé Vsadnik et le contre-torpilleur Zorkiï. Par ailleurs ce CR indiquait que le contre-torpilleur Zvonkiï était remorqué par le brise-glace armé Djiguite alors qu’il était remorqué par le Vsadnik et que le Djiguite remorquait le Zorkiï. Nous nous sommes finalement arrêtés sur le compte rendu du contre-amiral Behrens, par la suite commandant par intérim de l’Escadre Russe.1 Nous y avons inséré des commentaires des CR Français en italiques et des cartes qui donnent un éclairage plus complet des événements qui se sont déroulés.
Les groupes de navires furent constitués tenant compte de la vitesse de ces derniers et du tirant d’eau, ceux à faible tirant d’eau passant par le canal de Corinthe2 et faisant relâche à Argostoli les autres contournant la Grèce et s’arrêtant dans la baie de Navarin.

1 : Argostoli, 2 : baie de Navarin
« Rapport du contre-amiral M. A. Behrens, commandant de l’Escadre russe par intérim, au commandant en chef de l’Armée russe, le général-lieutenant P. N. Wrangel, concernant le transfert de l’escadre à Bizerte,
Le 7 janvier 1921. N° 107
Port de Bizerte
À Son Excellence, le Commandant en chef de l’Armée russe, le Général Wrangel.
Conformément à la décision prise en accord avec le Commandement français, l’Escadre russe qui m’a été confiée a quitté la rade de Moda pour le port de Bizerte dans l’ordre suivant :
8 décembre : le cuirassé Guénéral Alexeïev, le transport Kronstadt et le transport Dalland. »
Escortés par la « Dédaigneuse » puis à partir de la baie de Navarin par le « Marocain » .3 Le Cronstadt quitte le groupe le 12 pour se rendre à Moudros pour y réparer le Korniloff.4
« 10 décembre : le croiseur Almaz (pavillon du contre-amiral Osteletski) remorqué par le vapeur de sauvetage Tchernomor, le contre-torpilleur Capitanne Sakenne remorqué par le brise-glace Gaïdamak ; le contre-torpilleur Jarkiï remorqué par le Gollande ; le contre-torpilleur Zvonkiï remorqué par le brise-glace Vsadnik ; le contre-torpilleur Zorkiï remorqué par le brise-glace Djiguite ; le transport Dobytcha ; les sous-marins Outka et A.G. 22 ; le brise-glace Illia Mouromets remorquant les sous-marins Tioulenne et Bourévestnik ; le dragueur de mines Kitoboï ; le navire auxiliaire Yakout ; les contre-torpilleurs Groznyï et Straj remorquant le bâtiment-école Svoboda. »
Escortés par le Bar le Duc puis à partir d’Argostoli par le Tahure.5
« 12 décembre : les contre-torpilleur Bespokoïnyï (pavillon du contre-amiral Berens), Derzkiï et Pylkiï. »
Escortés par le Tahure.6
14 décembre : croiseur Général Kornilov (pavillon du commandant de l’Escadre) et vapeur Konstantinne.
Sans escorte.7
« Du 13 au 15 décembre, arrivèrent dans la baie de Navarin : le cuirassé Général Alexeïev, les contre-torpilleurs Bespokoïnyï, Pylkiï, Derzkiï, les transports Kronstadt, Dallande et le vapeur Konstantine. Le croiseur Kornilov entra dans la baie de Kalamaki, où il resta jusqu’au passage de tous les navires par le canal de Corinthe. Ensuite, le Kornilov gagna Navarin, où il arriva le 16 décembre. Le même jour, le croiseur et les transports Kronstadt et Dallande se rendirent dans la baie d’Argostoli (île de Céphalonie).
Entre-temps, les autres navires de l’Escadre franchirent sans incident le canal de Corinthe et arrivèrent à Argostoli. À l’approche de l’île de Céphalonie, dans le brouillard, le remorqueur Tchernomor (pavillon du contre-amiral Osteletski) s’échoua au cap Saint-Attakasia, mais fut dégagé le jour même par le croiseur Kornilov, sans dommages.
Un des navires français accompagnant notre Escadre, l’aviso Bar-le-Duc, s’échoua près du détroit de Dora, se dégagea mais coula aussitôt ; le commandant et tous les officiers, sauf un, périrent ; 70 marins furent sauvés.
Le 19 décembre, le vapeur Konstantine et les contre-torpilleurs Bespokoïnyï et Derzkiï quittèrent la baie de Navarin pour Bizerte.
Les navires rassemblés à Argostoli nécessitaient de petites réparations et un ravitaillement en charbon et en eau ; leur départ vers Bizerte ne put commencer que trois jours plus tard, par petits groupes.
Le 24 décembre, le cuirassé Guénéral Alexeïev quitta Navarin pour Bizerte, après avoir été approvisionné en charbon et eau par le transport Dallande, partit d’Argostoli et de retour ensuite dans cette baie.
Le 25 décembre, le croiseur Kornilov, remorquant le bâtiment-école Svoboda, quitta Argostoli pour Bizerte, après le départ des autres groupes. Après lui, le croiseur français Edgar Quinet, remorquant le contre-torpilleur Derzkiï conjointement avec le transport Dallande, prit la mer. Le commandant du croiseur français proposa aimablement de remorquer le Derzkiï, qui manquait de combustible pour la traversée.
L’Escadre effectua ce second transfert sans escale dans des ports intermédiaires.
Durant la traversée :
Le Yakout fut en détresse, ses chaufferies ayant été inondées par la tempête ; il échappa de peu au naufrage.
Le Straj subit une avarie : ses chaudières furent détruites par gros temps, et il fut pris en remorque par le transport Inkerman.
Le contre-torpilleur Jarkiï, naviguant seul, connut une avarie mécanique (surchauffe de chaudière) et longea les côtes italiennes hors des eaux territoriales. Un destroyer italien l’accosta et, constatant son manque d’eau douce, l’invita à entrer au port de Catron, ce qui fut fait. Après ravitaillement en eau, il reprit la mer et, passant près de Malte, dut y entrer pour se ravitailler en charbon grâce au consul français, puis arriva sain et sauf à Bizerte.
La météo fut globalement favorable, bien que certains navires rencontrèrent du gros temps dans l’Archipel.
Pour les équipages, la traversée fut extrêmement pénible : les mécanismes usés des navires se brisaient sans cesse, exigeant une attention et un travail intenses. Le chargement du charbon fut effectué uniquement par les équipages des navires.
Le comportement des commandants et équipages des navires français qui escortaient notre Escadre fut des plus prévenant et attentionné. Tout particulièrement le commandant du croiseur Edgar Quinet, qui se montra d’un grand dévouement pour le ravitaillement en vivres et en eau, et remorqua le contre-torpilleur Derzkiï.
À Argostoli, le commandant du croiseur Edgar Quinet m’informa que, le jour de l’arrivée de notre Escadre, un représentant des autorités grecques lui avait déclaré que l’Escadre devait quitter le port sous 24 heures. Le capitaine de vaisseau Dupetit-Thouars expliqua que l’Escadre russe se trouvait sous la protection d’un pays allié, la France. Le représentant grec sembla satisfait de cette explication, et aucun obstacle ne nous fut opposé.
Selon le rapport du commandant du Jarkiï, le contre-torpilleur fut accueilli avec bienveillance dans les ports italiens et anglais.
Les navires de l’Escadre arrivèrent à Bizerte dans l’ordre suivant :
• 21 décembre : vapeur Konstantine
• 22 décembre : Bespokoïnyï et Pylkiï
• 24 décembre : sous-marin Bourévestnik
• 25 décembre : Almaz, Ilia Mouromets, Groznyï, Tiouléne, Dobytcha, A.G. 22, Uotka, Tchernomor, Gollande et Kitoboï
• 26 décembre : Straj, Gaïdamak, Djiguite, Vsadnik, Capitaine Saken, Zvonkiï et Zorkiï
• 27 décembre : Yakout
• 28 décembre : cuirassé Alexeïev et transport Kronstadt
• 29 décembre : croiseur Kornilov, destroyer Derzkiï, transport Dallande et bâtiment-école Svoboda
• 2 janvier : destroyer Jarkiï.
Les navires furent placés dans le port selon le plan annexé. »
Ce plan est introuvable à ce jour.
« À leur arrivée, chaque bâtiment fut mis en quarantaine, sans communication avec les autres. La durée prolongée de cette quarantaine (déjà 15 jours pour les premiers arrivés) s’explique par l’apparition de trois cas de typhus sur le brise-glace Ilia Mouromets (dont un seul confirmé), puis d’un cas sur le cuirassé Général Alexeïev. Mais la véritable raison de cette quarantaine semble être l’absence totale d’instructions venues de Paris pour les autorités locales, qui craignent de prendre des mesures sans directives.
Tout de même, la cause d’une si longue quarantaine de l’Escadre coupée du rivage et des navires français ne réside pas, semble-t-il, dans l’état sanitaire des bâtiments, mais dans l’absence totale d’instructions venues de Paris pour les autorités locales. Celles-ci, d’une part, craignant de prendre des mesures sans directives, redoutent que des ordres ultérieurs ne soient contraires ; d’autre part, les responsables locaux paraissent peu comprendre à qui ils ont affaire (ce qu’on ne saurait dire de l’amiral de Bon à Constantinople, qui avait vu notre flotte en Crimée).
Malgré l’indécision créée par les instructions des autorités françaises, leur attitude reste des plus attentionné et bienveillante. Le ravitaillement en vivres et en matériels nécessaires est assuré sans interruption depuis le premier jour.
Le Commandant de l’Escadre obtint rapidement, après l’arrivée, le droit de communication entre les navires (à l’exception du brise-glace Ilia Mouromets, qui avait un malade atteint du typhus débarqué à terre, et du remorqueur Hollande, qui avait eu contact avec le Mouromets).
Lors de la discussion sur l’hébergement des familles du personnel de la flotte à terre, il apparut que la ville de Bizerte était extrêmement surchargée et qu’il était impossible d’y attribuer des locaux. Les autorités proposèrent d’utiliser des baraquements construits pour les réfugiés serbes pendant la guerre, situés à 20 km de la ville. D’après leur description, ces baraques ne convenaient pas pour loger les familles, qui furent provisoirement laissées sur le Konstantine, tandis que les baraques furent destinées à accueillir L’Ecole navale.
Le 31 décembre, le Commandant de l’Escadre, le vice-amiral Kedrov, a quitté Bizerte sur le croiseur français Edgar Quinet pour Toulon, se rendant à Paris afin d’éclaircir les questions liées à la présence de nos navires dans un port français et à l’installation des familles.
L’incertitude de la situation de l’Escadre, l’absence de communication avec la terre, le maintien du régime militaire de service à bord, d’une part, et la présence sur certains navires d’équipages recrutés au hasard, inaptes au service maritime, d’autre part, amenèrent le Commandant de l’Escadre à décider d’envoyer à Constantinople, en qualité de réfugiés, ceux qui le souhaitaient et que les Commandants proposaient. Le vice-amiral Kedrov adressa à Votre Excellence et au conseiller d’état effectif Pilz des lettres spéciales à ce sujet. Ces personnes représentaient environ 1100 individus, et il fut décidé de les expédier à Constantinople sur le vapeur Konstantine. Les familles du personnel restant furent transférées sur de petits navires accolés aux grands bâtiments, de sorte que le service à bord ne fut pas perturbé par la présence d’éléments étrangers.
Par la suite, les autorités françaises désignèrent des locaux pour les familles de la flotte :
1. À Aïn-Draham, à 85 km à l’ouest de Bizerte, un sanatorium pour 350 personnes.
2. Un monastère dans la localité de Monastir, sur la côte orientale de la presqu’île de Bône.
Le 6 janvier, le premier groupe de familles fut envoyé au sanatorium. Il semble que dans les jours suivants toutes les familles et le Corps naval seront installés à terre.
La ration quotidienne est distribuée dans les quantités suivantes :
• Pain : 600 g (environ 1½ livre)
• Viande : 320 g (env. 52¾ zolotniks)
• Légumes : 100 g (env. 24 zolotniks)
• Pommes de terre : 40 g (env. 1 livre)
• Thé : 2 g (env. ½ zolotnik)
• Sucre : 20 g (env. 5 zolotniks)
• Graisses : 6 g (env. 1½ zolotnik)
• Sel : 16 g (env. 4 zolotniks)
• Tabac et savon : pour un mois.
Les officiers et les grades subalternes reçoivent la même ration. Compte tenu du travail considérable à bord (chargement de charbon, entretien, etc.), ces quantités sont insuffisantes. Il a été promis de fournir des uniformes à tout le personnel.
Les navires sont approvisionnés en charbon et en eau nécessaires à la vie au mouillage.
Toutes les instructions du Préfet maritime français concernant nos navires sont transmises au Commandant russe de l’Escadre, et les autorités françaises ne s’immiscent pas dans la gestion interne de notre flotte. Les navires de l’Escadre arborent le pavillon de Saint-André, avec le pavillon français en flèche de misaine.
L’état technique des navires exige des réparations, qui ne pourront être envisagées qu’après réception de la décision de Paris sur le sort de la flotte. Une partie des réparations est effectuée par les moyens propres des navires.
Par ordre du Préfet maritime, les équipages des sous-marins sont transférés pour vivre sur leur bâtiment-mère, le transport Dobytcha. Les équipages des petits contre-torpilleurs sont transférés sur des contre-torpilleurs fonctionnant au mazout. Cette décision visait à retirer les équipes des petits navires pour des raisons d’économie.
En raison de l’incommodité du stockage prolongé des explosifs sur certains navires, lié aux hautes températures auxquelles nos poudres ne sont pas adaptées, le Commandant de l’Escadre, en accord avec les autorités françaises, ordonna de remettre provisoirement aux dépôts du port les poudres et toutes les charges des canons.
La séparation des équipages entre ceux restant dans l’Escadre et ceux envoyés à Constantinople se déroula très calmement. La discipline demeure constamment à un niveau satisfaisant.
Tout le personnel attend avec un immense intérêt la décision sur le sort de la flotte. On remarque une certaine nervosité, due à l’absence de débarquement depuis près de deux mois et à la fatigue des équipages ayant accompli une traversée de 1400 milles sur des navires non préparés à une telle navigation.
Les armes légères, appartenant aux navires ou laissées à bord par les unités militaires évacuées de Crimée, sont mises en ordre et seront conservées sur les bâtiments de l’Escadre.
J’envoie à Constantinople les brise-glaces Gaïdamak, Djiguite et Ilia Mouromets, conjointement avec le vapeur Konstantine, escortés par l’aviso français Isère. Les brise-glaces ont pour mission de ramener à Bizerte, pour rejoindre la flotte, l’ancien cuirassé Georgui Pobiedonosets et les destroyers Gnevnyï et Tserigo. Pendant leur séjour à Constantinople, ils seront placés sous l’autorité de notre Agent naval.
Les équipages mentionnés ci-dessus sont envoyés sur le vapeur Konstantine .
De tout ce qui précède, je rends compte à Votre Excellence.
Contre-amiral Berens
Chef d’État-major, contre-amiral Machoukov
Capitaine de pavillon de la section opérationnelle, capitaine de 2e rang Oulianine
Certifié conforme : Chef de la section administrative, lieutenant supérieur [signature] »
Service historique de la Défense, Vincennes.
Fonds GG 4 (Escadre Wrangel).
Dossier 122. Feuillets 3–11. Copie certifiée conforme.