L’EVACUATION DE LA CRIMEE : LE GRAND EXODE RUSSE ? LES PHOTOS FARFELUES. LA FIN DE LA GUERRE CIVILE.
Nos remerciements à I. KUTTLEIN, petite fille du colonel en l’amirauté A. A. POZNIAK, pour la relecture et correction des textes.
Aux dizaines de milliers d’officiers et à notre grand oncle, le général d’artillerie Ivan Evgrafovitch Loukine, qui ont disparu en Crimée après l’évacuation de 1920. Ils ont été pour la plupart fusillés.
Saint Stanislas de 2-ème classe (1895) ; Saint Anne de 2-ème classe (1895) ; Saint Vladimir de 4-ème classe (1908); Saint Vladimir de 3-ème classe (1912) ; Sabre d’or de Saint Georges pour courage (09.03.1915); glaives pour le Saint Vladimir de 3-ème classe (15.04.1915) ; glaives et rubans pour le Saint Vladimir de 4-ème classe (05.12.1905 ) ; glaives et rubans pour le Saint Anne de 3-ème classe (22.07.1916) ; Saint Stanislas de 1-ère classe avec glaives (30.01.1917). Cité par l’Empereur le 3.11.1915 pour excellence dans son action contre l’ennemi.
Après l’assourdissant silence autour des dates anniversaires des 100 ans de l’évacuation des Forces armées du sud de la Russie, les projets, des plus ambitieux, avaient été initialement évoqués pour la commémoration de l’évacuation de la Crimée, puis, Covid oblige, cet élan d’enthousiasme s’est réduit à des conférences dans le cadre du Ministère de la culture de la République de Crimée ou du Centre de Russie pour la Science et la Culture en novembre et décembre. Les initiatives sont nombreuses et les « représentants visibles de l’émigration russe » comme on les appelle dans les médias russes, s’activent.
Aujourd’hui, l’évacuation de Crimée est évoquée sous l’appellation l’Exode russe, le Grand exode ou le Grand exode russe, vocable que nous n’avons jamais vu être utilisé par ceux qui ont évacué et qui ont pourtant laissé une littérature des plus abondantes. On parle également souvent, pour l’évacuation de la Crimée, de l’exode de masse le plus important.
LE GRAND EXODE RUSSE ?
L’évacuation de la Crimée s’est déroulée sous protection française. Les Français ont nourri, logé les réfugiés, puis ils se sont efforcés de les évacuer de la poudrière qu’était à l’époque Constantinople, vers d’autres destinations. Les Français étaient, par conséquent, les mieux placés pour l’estimation du nombre d’évacués.
Le nombre d’évacués, tel que mentionné dans la Situation Hebdomadaire au 27 novembre 1920 du 2-ème bureau de l’Etat-major de l’ Escadre de la Méditerranée Orientale1SHD de Toulon est de 145 000 évacués dont environ « 29 000 civils. Le reste est composé de militaires et de leur famille dont environs 50 000 combattants organisés et 6000 blessés et malades ».
Il n’existe pas de recensement précis de ce que l’on appelait la première vague de « l’émigration » russe qui était « l’émigration » liée à la révolution et à la guerre civile mais il est toutefois admis qu’il s’agit d’environ 2 millions de réfugiés. Cette première vague pourrait, bien entendu, être appelée « Le grand exode russe » mais il est bien curieux de parler pour l’évacuation de Crimée, de « Grand exode russe » ou « d’exode de masse le plus important » alors qu’elle ne représente qu’environ 7 % de la première vague.
Dans l’esprit des militaires russes et de leurs familles, qui représentaient la très grande majorité des évacués, il ne s’agissait pas d’un exode, il s’agissait d’une évacuation et plus précisément d’un retrait stratégique. Ils partaient pour revenir lors d’une « expédition au printemps ». L’évacuation, c’était ainsi que la nommaient les Russes et c’était ainsi que la nommaient les Français. La nécessité d’une réécriture de cette appellation pour l’évacuation d’une armée de « combattants organisés » nous échappe. D’ailleurs, tous ne partaient pas. Les uns partaient, et les autres, pour la plupart des hommes de troupe ou des matelots restaient, et tous étaient respectueux du choix de l’autre qui n’était pas des plus simples.
L‘EVACUATION DE LA CRIMEE
La mer ne s’est pas ouverte devant l’Armée russe et les réfugiés, et l’évacuation de 80 000 hommes qui se sont avérés être 145 000 à l’arrivée à Constantinople, est imputable aux officiers de la marine, à l’amiral Kedroff et à d’autres comme l’amiral Berens, le capitaine de vaisseau Potemkine, aux commandants des navires en mauvais état pour la plupart et qui ont improvisé, comme ils ont pu, des équipages. Elle est imputable également aux colonels de cavalerie qui se sont improvisés bosco, aux capitaines d’infanterie qui se sont improvisés matelots. La seule perte à déplorer a été celle du contre-torpilleur Jivoï avec 250 personnes à bord remorqué par le remorqueur Khersonesse et qui avait cassé sa haussière dans la tempête. On avait pourtant frôlé une catastrophe de grande ampleur lorsqu’à 50 miles du port de Sébastopol, le navire atelier Kronstadt avec 3477 personnes à bord, éperonna dans le brouillard, le cargo bulgare Boris et le coula. Le Kronstadt remorquait le contre-torpilleur Jarkiï, le chasseur SK 3, le chasseur SK 8, la vedette Kretchette et le yacht Zabava. Le navire n’était donc pas manœuvrant2à capacité de manœuvre restreinteet le Boris aurait dû le laisser passer. Le Kronstadt n’était pas de première jeunesse, il avait été mis à l’eau en 1893 et une brèche à l’avant de sa coque avait été colmatée à la va-vite avec du béton. La réparation a tenu.
L’évacuation de la Crimée est assurément la plus emblématique et la plus connue mais il ne s’agissait ni de la première évacuation suite « à la révolution » et à la guerre civile, ni de la dernière qui était celle de la région de Vladivostok d’octobre 1922 d’un convoi de 40 navires sous le commandement de l’Amiral Stark. Il ne s’agissait pas non plus de la plus nombreuse, les chiffres étant sensiblement comparables à celle de l’évacuation des Forces Armées du sud de la Russie (FASR).
L’EVACUATION DES FORCES ARMEES DU SUD DE LA RUSSIE (FASR)
Le 26 décembre 1918, l’Armée des volontaires qui compte environ 50 000 hommes commandés par le général Dénikine se regroupe avec l’Armée cosaque du général Krasnoff et cette nouvelle armée commandée par le général Dénikine se nommera Force armée du sud de la Russie. Elle comptera, en été 1919, environ 250 000 hommes et son objectif est Moscou. La progression s’arrêtera sur la ligne Orel/Tambov. Les distances sont énormes, les troupes clairsemées, et la cavalerie rouge s’engouffre dans les brèches. Les Forces Armées du sud de la Russie se trouvent dans l’obligation de reculer et ils battent en retraite dans deux directions, Novorossisk pour la partie la plus importante et Odessa.
Les cosaques du Kouban démoralisés désertent par milliers, les cosaques du Don de l’avis de leur général Sidorine, ne sont plus une unité combattante et seule l’Armée des volontaires sous le commandement du général Koutepoff conservera discipline et capacité au combat. Les ordres de Dénikine ne seront plus respectés et Koutepoff chargé de l’évacuation à Novorossiisk, utilisera les navires en priorité pour évacuer les combattants,3Les cosaques lui reprocheront d’avoir évacué les blessés de l’Armée des volontaires en priorité.et refoulera les troupes non combattantes. Les FASR seront dès lors divisés, de nombreux cosaques se sentant trahis et abandonnés. Des dizaines de milliers de cosaques erreront le long des rivages et tenteront de passer en Géorgie. Les Géorgiens les refouleront. Quelques milliers seront évacués de Touapse vers la Crimée. D’autre suivront la voie terrestre et réussiront à passer en Crimée.
Sur le plan militaire, les FASR ont perdu des dizaines de milliers d’hommes, la cavalerie, l’artillerie lourde, les trains blindés.
Le chef d’état-major de Dénikine, le général-lieutenant I. P. Romanovski, sera assassiné par un officier blanc, Dénikine lui-même sera menacé.
Pour clore le tableau, les Anglais se désengagent.
Un homme d’une autre dimension que Dénikine, le général Wrangel sera élu commandant en chef. Il s’agit d’un combat désespéré, il le sait, et une des premières mesures qu’il prendra est la préparation de l’évacuation de la Crimée et l’Amiral Kedroff s’attachera à remettre les navires en état et constituer une « réserve stratégique de charbon » pour l’évacuation.
L’évacuation des FASR s’est étalée dans le temps et elle s’est répartie géographiquement. Nous n’avons jamais rencontré d’évaluation. Voici les chiffres que nous avons pu identifier,4Sauf indication contraire les chiffres sont ceux d’Emigration russe vers les Balkans 1920 – 1940 de Miroslav Iovanovitch. et qui restent incomplets et approximatifs
EVACUATION D’ODESSA
Évacuation maritime : 15 0005Varnek. Évacuation d’Odessa par l’Armée des volontaires en 1920.
Évacuation terrestre vers la Roumanie : 13 000 sont partis (beaucoup sont morts mitraillés par les roumains ou par la cavalerie rouge du général Kotovski, 5000 seraient revenus en Russie).6V. Faitelberg-Blank, V. Savtchenko, Odessa à l’époque de la Guerre et des révolutions (1914 – 1920). Il faut donc considérer que 8 000 personnes ont évacuées.
Soit 15 000 + 8 000 = 23 000 personnes évacuées pour Odessa.
EVACUATION DE NOVOROSSIISK
Janvier/février :
Yougoslavie : 8 000 personnes
Bulgarie : 8600 personnes
Constantinople : environ 25 000 personnes
Iles aux Princes 8 000
Lemnos : 2 000
Chypre : 1 500
Egypte : 6 000 (Camp de Sidi Bichir)
Crimée : 35 000 hommes 7Situation Hebdomadaire au 3 avril 1920. Escadre de la Méditerranée Orientale. Etat-major. 2-ème bureau (SHD de Vincennes)
L’Armée du Général Erdelli entrée en Géorgie par Vladikavkaz « sera acheminé vers Poti où elle sera embarquée » (pour la Crimée). Elle se compose d’environ 4000 combattants accompagnés d’autant de réfugiés.Ibid.
Avril/Mai
12 000 cosaques[9] et des chevaux sont évacués de Touapse et de la région vers la Crimée par le groupe de navires commandé par Machoukoff et les Anglais.
Environ 2000 cosaques forcent la frontière géorgienne.8SR Marine Russie sud N° 183 N 1 SHD Toulon
Soit 116 100 pour Novorossiisk
Soit pour Odessa + Novorossiik : 139 100 personnes
Des cosaques rejoignent la Crimée par la terre, d’autres cosaques passent chez les Rouges et sont envoyés sur le front Polonais mais ils désertent pour la Crimée. On ne connaît pas le nombre. Fin mars/début avril, à Touapse, les trains blindés Guénéral Kornilof, Guénéral Drozdovski, Grom Pobedy, Stepnoï, Atamanetz, la 3-ème batterie lourde de Marine…. sont évacués et ne sont pas comptabilisés….. Il s’agit donc de la fourchette basse.
L’évacuation oubliée des FASR est par conséquent sensiblement comparable en nombre à celle de la Crimée.
LES ILLUSTRATIONS FARFELUES DE L’EVACUATION DE LA CRIMEE.
L’ évacuation de Crimée est le plus souvent illustrée par deux photos :
Cette photo est bien connue. Il s’agit de la flottille de transport de la Flotte de la mer Noire qui se dirige vers Rize pour débarquer deux brigades cosaques « Plastouny »9Infanterie cosaque du type commando. dans le cadre de l’opération de Trapezound. Ils seront débarqués à Rize le 24 mars 1916. Trapezound tombera le 5 avril 1916. Cette photo n’a rien à voir avec l’évacuation de la Crimée. C’est pourtant bien visible, lors de l’évacuation de la Crimée, les navires étaient de tailles différentes et un grand nombre de navires en remorquaient d’autres.
Cette autre photo est également bien connue. Il s’agit de l’embarquement à Gallipoli du premier échelon de cavalerie vers la Serbie à bord de l’Elpidifor10Navire de débarquement.410 en août 1921. Il ne s’agit pas non plus de l’évacuation de la Crimée.
LA FIN DE LA GUERRE CIVILE ET LA RECONCILIATION ?
On parle aujourd’hui de la commémoration des « 100 ans de la fin de la guerre civile en Crimée et de l’exode de l’Armée russe et de la Flotte de la mer Noire de Crimée ». Faut-il comprendre que les massacres d’habitants de Crimée et d’officiers blancs orchestrés par Zemliatchka,11Rosalia née Zalkind surnommée le démon et Bela Kun qui se sont déroulés jusqu’en novembre 1921 et que l’on estime à 20 000 morts pour les officiers blancs et des dizaines de milliers de civils, ne font plus partie de la guerre civile où bien sont-ils passés à la trappe de l’histoire ?
S’agissant de la fin de la guerre civile, elle ne s’est jamais arrêtée et continue dans les esprits. Il suffit aujourd’hui de poser une plaque de marbre à l’amiral Koltchak12https://voiks.livejournal.com/467851.html, https://www.fontanka.ru/2017/07/05/044/, …. pour qu’elle soit démontée et s’apercevoir qu’une catégorie de la population se prétend offensée. Il s’avèrera par la suite que le « Conseil des plaques mémorielles n’avait pas effectué une évaluation multilatérale de la personnalité de Koltchak » et que toutes les actions en justice concernant cet acte seront vouées à l’échec. A quand une évaluation multilatérale de la personnalité de Lénine qui a délégué Zemliatchka en Crimée ? En Fédération de Russie Zemliatchka compte aujourd’hui encore 11 rues portant son nom.
La réconciliation et la fin de la guerre civile ne seront possibles que lorsque l’on aura, Blancs et Rouges, une lecture proche de l’histoire de la guerre civile, et l’on ne peut que constater que ce n’est pas demain la veille.
A LIRE ABSOLUMENT : LES COMMENTAIRES DE L’HISTORIEN N. ROSS CI-DESSOUS :
- 1SHD de Toulon
- 2à capacité de manœuvre restreinte
- 3Les cosaques lui reprocheront d’avoir évacué les blessés de l’Armée des volontaires en priorité.
- 4Sauf indication contraire les chiffres sont ceux d’Emigration russe vers les Balkans 1920 – 1940 de Miroslav Iovanovitch.
- 5Varnek. Évacuation d’Odessa par l’Armée des volontaires en 1920.
- 6V. Faitelberg-Blank, V. Savtchenko, Odessa à l’époque de la Guerre et des révolutions (1914 – 1920).
- 7Situation Hebdomadaire au 3 avril 1920. Escadre de la Méditerranée Orientale. Etat-major. 2-ème bureau (SHD de Vincennes)
- 8SR Marine Russie sud N° 183 N 1 SHD Toulon
- 9Infanterie cosaque du type commando.
- 10Navire de débarquement.
- 11Rosalia née Zalkind
- 12
One thought on “L’EVACUATION DE LA CRIMEE : LE GRAND EXODE RUSSE ? LES PHOTOS FARFELUES. LA FIN DE LA GUERRE CIVILE.”
Paul Loukine a soulevé quelques points très importants. Je n’en mentionnerai ici que deux.
Le « Grand Exode de Crimée », événement fondateur de la « Russie hors-frontières » tel qu’il est trop souvent présenté de nos jours, n’est qu’un mythe qui occulte le caractère véritable de l’évacuation de l’Armée russe du général Wrangel. Ne pouvant plus mener son combat sur sa terre natale, elle se dirigeait vers une hypothétique base de repli pouvant lui permettre de continuer sa lutte. Ce combat, l’émigration russe l’a poursuivi durant des décennies, utilisant toute possibilité qui se présentait à elle, tant que les Russes blancs en ont eu la force. Dans l’un de ses ordres du jour en émigration, le général Koutiepov écrivait : « L’existence même de l’émigration russe ne peut se justifier que par son combat constant pour la libération de la Russie. Tous nos efforts doivent tendre à réveiller les forces nationales, à les canaliser, à les encourager à mener une propagande antibolchevique active, à leur insuffler l’esprit de sacrifice ». Durant toute son existence, l’émigration russe, chacun dans son domaine (militaire, politique, spirituel, culturel, pédagogique…), a tenté de rester fidèle à cet appel. De nos jours, le bolchevisme n’est pas mort. Il relève la tête en Fédération de Russie et c’est trahir l’héritage de nos pères que de renoncer à cette mission.
Il est, par ailleurs, consternant de constater à quel point le manque de compétences et de rigueur s’est manifesté, ici ou là, à l’occasion de la commémoration des événements de 1920 en Crimée. On aurait pu espérer qu’au moins l’annonce du service funèbre célébré le 21 novembre 2020 à la cathédrale orthodoxe russe de la rue Daru en mémoire de l’évacuation des forces du général Wrangel de Crimée échapperait à cette règle trop générale. Il n’en n’a malheureusement rien été : la photo publiée à cette occasion n’a aucun rapport avec l’événement. Comme l’a indiqué Paul Loukine, elle illustre l’embarquement des troupes de cavalerie en août 1921 en direction de la Serbie, et, par incidence, le niveau de culture historique du rédacteur de cette annonce.
L’année 1921, celle de Gallipoli, Lemnos et Bizerte, est la véritable année de la naissance le la Russie blanche hors-frontières. Espérons qu’elle sera commémorée plus largement et avec plus de sérieux que l’œuvre du général Wrangel en 1920.