OFFICIERS DES FORCES TERRESTRES ET NAVALES DE L’ARMÉE ET DE LA MARINE IMPÉRIALE DE RUSSIE AU SERVICE DES « ROUGES » OU DES « BLANCS »

OFFICIERS DES FORCES TERRESTRES ET NAVALES DE L’ARMÉE ET DE LA MARINE IMPÉRIALE DE RUSSIE AU SERVICE DES « ROUGES » OU DES « BLANCS »

La flotte de la mer Baltique

Après la révolution de février 1917 de nombreux officiers de la flotte de la mer Baltique sont mis à la retraite ou écartés pour des raisons diverses.

Après la révolution d’octobre, d’autres démissionnent ou désertent surtout après le décret de Lénine du 29 janvier 1918 concernant l’organisation de la Flotte rouge des travailleurs et de paysans, diffusé dans la flotte le 30 janvier 1918 par le commissaire du peuple pour les affaires maritimes Dybenko.

C’est le cas du mitchman Kritch, officier en second du sous-marin Jaguar.

Le cas de mon grand-père, le capitaine de frégate Mikhail Andréevitch Babitsine est révélateur des difficultés que rencontrent les historiens pour estimer le nombre d’officiers de la marine passé au service des « Rouges ».

Fils de général « plein » (d’armée) en amirauté, il avait 5 oncles officiers de la marine. Il se disait monarchiste et apolitique. Il avait achevé en plus de l’Ecole navale les cours de spécialisation de mines et torpilles ainsi que le tout premier cours de spécialisation d’officier sous-marinier.

Au début de la guerre, il sera muté en qualité de second sur un navire particulièrement réussi, le contre-torpilleur Novik, qui sera à l’époque le navire de guerre le plus rapide du monde avec une vitesse de 37,7 nœuds. Il participe à plusieurs opérations qui resteront dans les annales.

Les 22 et 23 octobre 1914  le Novik  et 3 autres contre-torpilleurs posent des mines dans la baie de Dantzig, au nez et à la barbe des Allemands, une opération particulièrement risquée, d’ailleurs, au retour, le Novik tombe sur deux navires allemands  et se fait canonner mais réussit à s’éloigner dans la nuit à toute vitesse sans être touché. Le 4 novembre 1914 le croiseur cuirassé Friedrich Karl  sautera sur 2 de ces mines et coulera. Le vapeur Elbing envoyé de Memel à sa rescousse sautera également. Le 19 novembre 1914, Mikhaïl Andréevitch recevra l’ordre de Sainte Anne de 2-éme classe avec glaives pour excellence dans l’action contre l’ennemi.

La nuit du 4 août 1915 le contre-torpilleur Kondratenko signale par radio que deux contre-torpilleurs ennemis ont forcé le passage des champs de mines et partent à l’attaque du « Slava», un vieux cuirassé qui canonne les navires allemands qui approchent des champs de mines pour les draguer. Le 5 à 4 heures du matin le Novik commandé par le capitaine de frégate Berens[1] attaque les deux contre-torpilleurs allemands ultra-modernes, le V99 et V100 (mis à l’eau en février 1915). Après un échange d’artillerie, la troisième salve du Novik ira droit au but et détruisit la cheminée du 1-er contre-torpilleur qui prit feu. Le Novik concentra alors son tir sur le deuxième qui prit feu à son tour et se retira derrière un écran de fumée (une première à l’époque) puis pénétra dans le champ de mines russe. Deux marins russes seront légèrement blessés et il y a quelques dégâts matériels à bord. Le Novik abandonnera la poursuite mais le V99 se trouvera dans l’obligation de s’échouer et l’équipage le fera sauter. Coté Allemands il y aura 17 morts, 6 disparus et 39 blessés.

Après la révolution d’octobre, début 1918, Mikhail Andréevitch sert à Helsingfors (Helsinki) où est basé le contre-torpilleur Le Gromiachtchi qu’il commande. Début 1918, Helsingfors et un autre port militaire, celui de Revel (Tallin), sont menacés par l’armée allemande. Le capitaine de vaisseau Chtchastny, un noble héréditaire, fils de général d’artillerie, commande la flotte de la mer Baltique. En janvier 1918 il est le responsable de l’Etat-major de la marine pour la partie opérationnelle[2], puis deviendra commandant de la flotte après la dissolution du Tsentrobalte[3] le 17 avril 1918. D’après les souvenirs du monarchiste Graf[4] et du bolchevique Raskolnikoff[5] qui sont pour une fois tout deux d’accord, la division des mines dans laquelle servait mon grand-père se trouvait sous l’emprise des officiers qui par ailleurs n’obéissaient pas, comme le montre la suite, à l’état-major de la Marine rouge des travailleurs et des paysans. La révolution d’octobre n’était pas vraiment passée par là.

D’après les souvenirs de mon grand-père, ordre est donné par l’Etat-major de la marine de préparer les navires au dynamitage et l’on promet une gratification financière substantielle. Chtchastnyi rend l’ordre public. Les marins sont outrés par cette situation et y voient la main allemande[6]. De nombreux officiers désertent. Chtchastnyi rassemble les officiers scandalisés qui choisissent entre la peste et le choléra. Il n’est pas question de laisser les navires aux allemands ni de les saborder et alors que la mer est gelée et considérée comme non navigable, on décide de convoyer les navires à Kronstadt. Plus de 200 navires seront transférés. Ce transfert se nommera la Croisière des glaces.

Croisière des glaces

Le Gromiachtchi est jugé en trop mauvais état pour ce périple et mon grand-père prend le commandement du contre-torpilleur Moskvitianine, mais laisse son épouse enceinte et ses cinq enfants à Helsingfors. Il n’était pas question d’un quelconque retour en Russie soviétique pour la famille et l’on peut supposer qu’il n’était pas question pour mon grand-père d’y rester.

Le contre-torpilleur Moskvitianine

Le navire arrive à bon port à Kronstadt. On lui affecte un commissaire qui reproche à Mikhail Andréevitch ses bonnes relations avec l’équipage et, curieusement, place des gardes armés devant sa chambre[7]. Mon grand-père demande l’autorisation de se rendre à terre pour travailler au Musée de l’histoire à la généalogie de sa famille. Cette autorisation lui est accordée et il en profite pour préparer sa fuite en Finlande. En novembre 1918, il traverse à la nage, dans l’eau glacée, la rivière Sestra qui sépare la Russie soviétique de la Finlande, et rejoint les troupes de l’Armée blanche de Youdénitch dans laquelle il commandera une section de marins du 23-ème régiment de Petchora sous le commandement du capitaine de vaisseau Chichko.

Mikhail Andréevitch était vraisemblablement inclus dans les listes des officiers qui avaient rejoint les Rouges volontairement comme les autres officiers de ce périple que l’on peut estimer à environ 1000 à 1500. Dans les faits, il avait fait ce qu’il estimait être son devoir c’est-à-dire ne pas laisser son navire aux Allemands puis il fit ce que lui dictait son honneur et sa conscience.

Le nombre d’officiers passés chez les « Blancs », nombre par ailleurs à ce jour inconnu, n’est jamais pris en compte par les historiens même dans un cadre approximatif. Il n’est pourtant pas invraisemblable que des centaines d’officiers aient désertés la Flotte rouge pour rejoindre les « Blancs » et plus particulièrement la Flotte de la mer Noire et, par conséquent, le nombre de 6500 officiers ayant servi les « Rouges » régulièrement évoqués ne pouvait rester constant de 1917 à 1922.

S’agissant des autres officiers de la Croisière des glaces et plus particulièrement, de la division des mines, je ne sais combien ont désertés, mais pour ceux qui sont restés, l’ambiance n’était pas des plus calmes. Des meetings rassemblant des foules nombreuses étaient improvisés et des orateurs, simples matelots, officiers mariniers ou officiers, intervenaient. On appelait à l’insurrection et à prendre le pouvoir. Lors d’un meeting dans les locaux de l’école navale, les porte-paroles de la Division des mines, le lieutenant G. N. Lisatchevitch et le matelot F. U. Zasimouk prirent le dessus sur F. F. Raskolnikoff et A. V. Lounatcharski[8] et refusèrent de faire juger les leaders du mouvement. Chtchastny qui jouissait alors d’une très grande popularité, gênante pour Trotsky, refusa de faire arrêter G. N. Lisatchevitch et F. U. Zasimouk et dès lors, il fut considéré par les bolcheviques comme leader du mouvement. Chtchastny pris également le parti d’option des socialistes révolutionnaires comme celle de défendre le fort INO, en d’autres termes, de continuer la guerre, contre l’avis de Trotsky et contre l’avis des bolchéviques. Trotsky le fait arrêter avec l’accord de Lénine, et après un simulacre de jugement présidé par un ouvrier dans lequel les principaux témoins ne se présentent pas, Trotsky intervient voire dirige le jugement et fait fusiller Chtchastny en juin 1918. Son corps ne sera jamais retrouvé.

La mort de Chtchastny suscita une tempête de protestations et de manifestations.  Les officiers de la marine furent scandalisés.

La flotte de la mer Baltique devint alors pour une partie incontrôlable et inopérationnelle.

Une des hypothèses, régulièrement retenue et évoquée, de la raison du transfert par les Bolchéviques de la capitale de Petrograd à Moscou et de quitter cette première avec armes et bagages, est la proximité entre le pouvoir et cette flotte insurrectionnelle.

Le climat d’insurrection dans la flotte déboucha sur l’insurrection de l’important fort de Krasnaya Gorka[9] en 1919 ainsi que des fort Seraya Lochad et Obroutcheff puis de Kronstadt en 1921 et l’on diligentera le général Toukhatchevski avec une armée de 50 000 hommes mater l’insurrection de 15 000 marins. Ce sera une hécatombe de part et d’autre et il y eut tellement de cadavres que le gouvernement finlandais intervint pour que la glace du golfe de Finlande fût dégagée. Au moins 8800 marins dont 500 officiers s’enfuirent sur la glace vers la Finlande où ils furent internés.

L’insurrection de Kronstadt, conduira Lénine à mettre en place une nouvelle politique celle de la NEP[10].

L’historien K. B. Nazarenko[11] considère que la flotte de la mer Baltique « traditionnelle » se transforma en flotte « révolutionnaire» et que « les anciens officiers » se trouvèrent dans la position inhabituelle de commander des marins d’une flotte de type « révolutionnaire » » opposée aux bolchéviques au pouvoir.

Les bolcheviques tenteront de créer un groupe de navires opérationnels en novembre 1918 sous la direction de Raskolnikoff alors membre du Soviet militaire révolutionnaire de la république en regroupant les meilleurs navires et les équipages les plus fiables. Il s’agit d’un navire de ligne, d’un croiseur, de 4 contre-torpilleurs et de 4 sous-marins, on ne peut, par conséquent, parler d’un projet véritablement ambitieux. Par ailleurs, les résultats ne seront guère concluants.  Une opération sera dirigée par Raskolnikoff en personne en décembre 1918. Il s’agit d’une opération de reconnaissance et de bombardement du port de Revel. Un navire de ligne, un croiseur, un sous-marin et 3 contre-torpilleurs seront engagés mais rien ne fonctionne, ni le matériel, ni les équipages. Le sous-marin, et 2 contre-torpilleurs connaissent des dysfonctionnements. Raskolnikoff part sur le contre-torpilleur Spartak, seul. Il se heurte à la flotte anglaise qui le poursuit. Les Anglais assuraient un soutien aux Etats Baltes qui avaient pris leur indépendance. Le Spartak tire quelques coups de canons qui n’atteignent pas leurs cibles puis s’échoue et sera arraisonné. Raskolnikoff est fait prisonnier. Les anglais trouvent le navire dans un état pitoyable. Le jour suivant, un autre contre-torpilleur, l’Avtroil tente de rejoindre le Spartak, il sera arraisonné sans avoir tiré un seul coup de canon. Cette opération se soldera par la perte de 2 contre-torpilleurs et d’environ 250 marins faits prisonniers dont environ 50, rejoindront la flotte estonienne ou l’Armée de Youdenitch. La conclusion de la commission chargée de l’affaire, conclura qu’il est temps d’arrêter de négliger les anciens officiers de la marine, qui étaient formés pendant de longues années à la guerre en mer.

Une autre opération de mouillage de mines sera menée en octobre 1919 par 4 contre-torpilleurs et elle se soldera par la perte de 3 d’entre eux et de 485 marins soit plus de 3 fois plus que pendant toute la première guerre mondiale alors que ce type d’opération était des plus courants. La commission conclura à une absence de préparation de cette opération.

Les Anglais couleront plusieurs navires, le croiseur Oleg, la base flottante Pamiat Azova, d’autres seront gravement endommagés comme le navire de ligne Andrei Pervozvannyi, le contre torpilleur Gavriil, et, à chaque fois, les commissions d’enquêtes mettront en évidence de graves dysfonctionnement.

La Flotte rouge des ouvriers et des paysans connaitra toutefois quelques rares succès dont celui du lieutenant N. A. Bakhtine qui attaque, à bord du sous-marin Pantera, le contre-torpilleur anglais Vittoria et le coulera. Il sera condamné à la déportation en 1927.

Force est de constater qu’une grande partie de la flotte de la mer Baltique était insurrectionnelle et l’autre, inopérationnelle et que les opérations, à de rares exceptions près, n’étaient pas menées par des officiers dignes de ce nom.


[1] Qui sera par la suite commandant par intérim de l’Escadre russe stationnée à Bizerte

[2] Il commande de facto la flotte de la mer Baltique

[3] Organe collégiale de coordination de l’activité des comités de la flotte créé en avril 1917. Le premier président est le bolchévique Dybenko (fusillé en 1938). Sa compétence ne s’étendait théoriquement pas aux aspects opérationnels et techniques mais tous les ordres devaient être agréés par le Tsentrobalte avant exécution

[4] Capitaine de frégate, auteur de nombreux ouvrages et mémoires concernant la marine russe

[5] Révolutionnaire, avait suivi des cours accélérés d’officier de la marine mais il n’était pas officier, commissaire de l’Etat-major général de la marine début 1918 puis adjoint de Trotsky pour les affaires maritimes, il sera chargé de mission diplomatique, en 1938 refuse de rentrer en URSS, condamné en qualité d’ennemi du peuple en 1939, il se ( ?) suicidera en se défenestrant.

[6] Le financement par l’Allemagne de la « révolution » bolchévique était une information largement connue.

[7] Dans la marine française, on dit « chambre »(on dit cabine sur les bateaux de commerce)

[8] Représentant du Soviet révolutionnaire militaire (organe collégial supérieur de commandement des forces armées)

[9] 5000 soldats et officiers rejoignirent les l’armée blanches de Youdénitch

[10] Nouvelle politique économique qui remplaça la politique du communisme de guerreà partir de 1921

[11] K. B. Nazarenko, La flotte, la révolution et le pouvoir en Russie 1917 – 1920.

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