OFFICIERS DES FORCES TERRESTRES ET NAVALES DE L’ARMÉE ET DE LA MARINE IMPÉRIALE DE RUSSIE AU SERVICE DES « ROUGES » OU DES « BLANCS »
La question des officiers de l’Armée et de la Marine Impériale au service des Rouges a longtemps fait l’objet d’une omerta tant du côté des Rouges que du côté des Blancs, pourtant, de nombreux officiers de l’Armée et de la Marine Impériale avaient servi chez les « Rouges ». Les bolchéviques minimisaient le rôle des « anciens officiers de l’armée du Tsar » dans l’Armée et la Flotte rouge des travailleurs et des paysans, alors que pour les « Blancs », il était honteux d’avoir servi les bolcheviques. Par ailleurs, en URSS, beaucoup cachaient leurs origines puisque la lutte des classes était une réalité et l’on pouvait payer de sa vie ou par une déportation, pour ces dernières. Les réfugiés « blancs » se taisaient également puisqu’il ne fallait pas trahir ceux qui étaient restés en Russie soviétique.
Au début de la Première Guerre mondiale, l’armée russe comptait environ 80 000 officiers dont 40 000 officiers de réserve mobilisés. Il s’agissait d’une catégorie d’hommes bien particulière, le plus souvent militaires de père en fils, qui portaient des épaulettes depuis l’âge de 10 ans, avaient suivi de longues études militaires et qui adhéraient à une idéologie. Ils étaient issus de la noblesse pour plus de 50 %, une catégorie d’hommes qui avait connu au fil des siècles plus ou moins de privilèges dont un, constant, était celui de payer l’impôt du sang.
Au cours de la guerre 220 000 officiers ont été formés à la va-vite, le plus souvent en 4 mois, et il suffisait d’avoir achevé des études secondaires pour recevoir cette formation. Il y avait parmi eux des révolutionnaires.
Il faut, bien entendu, faire une distinction entre « officiers de la vieille école » et « officiers du temps de guerre ».
Les pertes furent importantes, 73 000 officiers furent tués plus particulièrement au début de la guerre : 45 100 en 1914 et 1915, 19 400 en 1916 et 8 500 en 1917 et de ce fait, les « officiers de la vieille école » subirent les pertes les plus importantes.
OFFICIERS DES FORCES TERRESTRES DE L’ARMÉE IMPÉRIALE AU SERVICE DES « ROUGES »
L’historien, S. V. Volkoff, démontre dans « La tragédie des officiers russes », que la plupart « des officiers de la vieille école » de l’infanterie, cette dernière représentant le contingent le plus important d’officiers, avait été quasiment décimée dès les premières années de la guerre.
La cavalerie et l’artillerie, qui représentaient une part bien moins importante du contingent, avait eu des pertes moindres, environ 50% des « officiers de la vieille école ».
La flotte qui comptait environ 6 400 officiers au début de la guerre a eu des pertes négligeables du fait de la guerre.
Si l’on peut considérer que peu d’officiers de cavalerie rejoignirent l’Armée rouge en raison d’un ancrage fort dans l’esprit des traditions, ce n’est pas le cas des officiers d’artillerie et le célèbre Broussilov servit les « Rouges » ainsi que d’autres. S. V. Volkoff explique cette anomalie du fait d’une forte concentration d’officiers d’artillerie dans les villes, qui n’échappaient que difficilement à la mobilisation par les « Rouges », et cite en exemple un article de Izvestia du VTsIK (ВЦИК) du 15/6/1918 qui mentionne l’enregistrement à Moscou de 30 000 officiers dont 2 500 de la vieille école et il s’est avéré que les 2/3 étaient des officiers d’artillerie et d’autres forces spéciales.
Il faut bien entendu également tenir compte des motivations pour lesquelles les officiers servirent les « Rouges ». Il y a ceux qui servirent volontairement pour des raisons idéologiques ou d’aventurisme et ceux qui rejoignirent, contraints et forcés, les rangs de l’Armée rouge des travailleurs et des paysans. Pour la première catégorie S. V. Volkoff l’estime à 2 à 3 000, pour la deuxième, 72 697 officiers et assimilés furent mobilisés du 12 juillet 1918 au 15 août 1920.
L’Armée rouge des travailleurs et des paysans était, s’agissant de l’infanterie, de la cavalerie et de l’artillerie, incontestablement une armée opérationnelle et à ce titre on peut considérer que des officiers, en grande majorité des officiers « du temps de guerre » et non des officiers de l’Armée impériale « de la vieille école » servirent, volontairement pour quelques-uns ou involontairement pour la plupart, les « Rouges ».
OFFICIERS DE LA MARINE IMPÉRIALE AU SERVICE DES « ROUGES » ET DES « BLANCS »
J’essaye pour cette partie de résumer le contexte qui reste, bien entendu, incomplet et de nombreux aspects ne sont pas traités dans cet article.
Dans la Marine Impériale la situation fut bien différente de celle de l’Armée de terre. La flotte qui comptait environ 6 400 officiers au début de la guerre a eu des pertes négligeables du fait de la guerre.
Environ 70 % des officiers étaient affectés à la flotte de la mer Baltique et plus de 20 % pour celle de la mer Noire. La Marine Impériale russe n’était pas de taille à se mesurer à la Kaiserliche Marine et elle restait sur la défensive, se protégeant derrière des champs de mines en évitant les affrontements importants, ce qui explique que les pertes furent négligeables. De nombreuses opérations ont toutefois été menées avec succès dont une décisive pour la suite de la guerre, la récupération du chiffre allemand dont se servaient également les Turcs et que l’on s’est empressé à communiquer aux Anglais. Ces opérations étaient bien préparées et la flotte était commandée de façon compétente que ce soit dans la mer Baltique, dans la mer Noire ou les autres mers. Dans la mer Noire, les navires russes ne pouvaient s’opposer à un croiseur de bataille allemand moderne sous drapeau turc, le Goeben. A partir de 1916, de chasseur il devient chassé par les nouveaux dreadnoughts du type Impératritsa Maria.
Dans ses mémoires, Georges Kopp, télégraphiste du Goeben écrit : « Damnation ! Nous sommes à environ 24 000 m de lui et il tire encore. Nous nous trouvons complètement désarmés en face de ce navire, le plus moderne de la flotte russe de la mer Noire »
D’août 1914 à septembre 1917, les pertes du Département de la Marine du fait de la guerre, se chiffrent à environ 140 officiers. Les pertes causées par les massacres d’officiers de la flotte de la mer Baltique de février/mars 1917 par « des révolutionnaires[1]» se chiffrent à environ 100 officiers et ceux de la mer Noire de décembre 1917 à environ 30 officiers et ceux de février 1918 à environ 39. D’autres furent massacrés par la suite[2].
Les « officiers de la vieille école » avaient un profil différent de ceux de l’armée de terre puisque pour l’admission à l’École navale qui formait la plus grande partie du contingent, priorité était donnée aux fils d’officiers de la Marine, puis au petit fils d’officier de la Marine, puis au fils d’officier…. par conséquent environ 90 % des officiers de l’École navale était issu de la noblesse héréditaire, un officier devenant le plus souvent quasi automatiquement noble du fait de son grade[3].
Plusieurs études concernant le destin des officiers ont été effectuées, celle des années 1930 de Stakhevitch, membre du cercle historique de Koltchak de Paris sur une base de 2019 officiers à l’évidence incomplète, de Dotsenko, capitaine de vaisseau et historien soviétique, de 1990 sur une base de 5500 officiers à octobre 1917 et celles de Berezovski sur une base de 8450 officiers présents dans la flotte en 1921.
Nikita Kouznetsoff, dans son livre récent « La flotte russe à l’étranger » (2009), fait la synthèse suivante : sur la totalité des officiers début de 1918, environ 20 à 25 % quitteront la Russie soviétique, un même pourcentage d’officiers décèdera en raison de la guerre civile, de la terreur et des maladies et les autres, soit environ 50 % dont la plus grande part périra dans les répressions, resteront en Russie soviétique.
Il ne s’agit là que d’éléments biographiques incomplets et les historiens, pour la plupart, évitent la question du nombre d’officiers de la Marine au service des « Rouges ». Les difficultés sont multiples, à commencer par la définition du périmètre de l’appellation officiers de la Marine, par le chassé-croisé d’officiers qui évacuent, quittent la Russie puis reviennent pour continuer le combat comme le capitaine de frégate Tchepournov[4] où qui « changent de camp ». La période à prendre en compte s’étend par ailleurs sur plusieurs années puisque des défections ont eu lieu à partir de 1917 et ceci jusqu’à fin 1922, date de l’évacuation de 24 navires de la région de Vladivostok sous le commandement de l’amiral Starck. Il existe toutefois des indicateurs pertinents, qui donnent une idée de ce qui s’est passé.
S’agissant du nombre d’officiers de la Marine, S. V. Volkoff cite le chiffre de 8600 à fin 1917 pour un périmètre comprenant les grades civils, le personnel médical, les officiers du génie civil de la marine, des forteresses de la Marine, les juristes….. K. B. Nazarenko cite le chiffre de 8060 au 1-er janvier 1918 (pour un périmètre sans doute moindre que celui de S. V. Volkoff), N. Kouznetsoff cite le chiffre de 8371 au 1-er janvier 1918.
En janvier 1918 on compte parmi ces officiers 2957 officiers « du temps de guerre. Il y a donc dans la Marine russe à la fin de la Première Guerre mondiale environ 1 officier « du temps de guerre » pour 2 officiers de la vieille école de grade bien évidemment supérieur. Les officiers de la marine « du temps de guerre » étaient donc immédiatement encadrés et il en résultera une homogénéité qui n’existait pas dans l’armée de terre.
Les historiens «rouges » n’hésitent pas à parler de 6500 officiers de la marine passés au service des Rouges pour une période allant de fin 1917 à 1922. On cite également quelques exemples de carrières heureuses d’officiers de la Marine Impériale chez les « Rouges » comme celui du capitaine de frégate N. N. Zouboff qui aurait servi dans « l’armée de Koltchak », puis après avoir été fait prisonnier, fit carrière en URSS et aurait été promu capitaine de vaisseau puis contre-amiral. On oublie de préciser que N. N. Zouboff a été déporté pour 4 ans en 1924 puis a passé 1 an dans la prison surpeuplée de « Boutyrka » et qu’étant un scientifique de haut niveau, il aurait eu vraisemblablement un traitement de faveur.
Il est toutefois indiscutable que des officiers de haut niveau ont servi les Rouges comme le vice-amiral Maximoff, le contre-amiral Zaroubaeff, le contre-amiral Altfater, le général major en l’amirauté C. O. Baranovsky (fusillé 1937), le capitaine de vaisseau M. V. Ivanoff, Le capitaine de vaisseau V. A . Spolatbog (fusillé 1937), le capitaine de vaisseau E. A. Berens[5], le lieutenant M. V. Viktoroff (fusillé 1938), le lieutenant de vaisseau V. A. Koukel (fusillé 1937), le lieutenant Pantserjansky (fusillé 1937), E. C. Guernet (arrêté en 1938 puis déporté en 1939), le capitaine de frégate L. M. Galler (arrêté en 1948 puis placé dans un asile psychiatrique du ministère de l’intérieur), le lieutenant G. A. Stepanoff (arrêté en 1948) et d‘autres.
[1] Il s’agit d’une lecture de l’histoire soviétique et c’est celle qui prédomine aujourd’hui. Il n’a jamais été prouvé que les auteurs des massacres agissaient pour des raisons idéologiques et il existe plusieurs témoignages concernant la rémunération de ces supposés révolutionnaires comme celui de B. V. Berkelound qui parle de 25 000 roubles pour assassiner le commandant de la flotte de la mer Baltique l’amiral Népénine et celui de V. A. Belli qui parle d’agent de l’ennemi.
[2] Jusqu’à 200 d’après A. Terné, Au royaume de Lénine.
[3] En Russie, et ceci pendant plus de 2 siècles, portaient des grades d’officiers, non seulement les militaires mais également des personnes servant dans des départements ne dépendant pas du « Ministre de la défense ». Les fonctionnaires civils, les personnes servant à la cour, le clergé, les enseignants d’université portaient des grades. Par ailleurs, les grades dans l’armée et dans la marine étaient d’une grande complexité puisqu’ils évoluaient au fil du temps, et étaient différents pour l’infanterie, les cosaques, la garde et il y avait même quelques différences entre les dragons, les hussards et la cavalerie de la garde. La marine n’échappait pas à cette complexité. De plus, des fonctionnaires civils, ainsi que des membres du clergé, servaient dans le Département de la marine.
La noblesse personnelle était conférée avec le premier grade d’officier (XIVe grade de la table des rangs), alors que la noblesse héréditaire l’était avec le VIe grade (par exemple, celui de colonel dans l’infanterie) à partir de 1856. La noblesse était également conférée pour bravoure, au mérite et certaines décorations donnaient droit à la noblesse héréditaire comme le Saint Stanislas de 1ère classe.
« L’ascenseur social » fonctionnait bien en Russie, un exemple intéressant est celui du général Dénikine qui était le fils d’un « serf » de la région de Saratov, Ivan Denissovitch Dénikine, recruté par l’armée sur l’initiative du propriétaire terrien. Après 22 ans de service, Ivan Denissovitch sera promu officier supérieur. L’origine du général Dénikine est par conséquent bien plus « prolétarienne » que celle de la plupart des dirigeants bolchéviques.
[4] Il évacue de Nicolaev via Odessa pour une des Iles des princes puis rejoint l’Armée russe de Wrangel en Crimée
[5] Frère du futur commandant par intérim de L’Escadre russe à Bizerte