MEMOIRES D’UN OFFICIER DE LA MARINE RUSSE DANS LA TOURMENTE REVOLUTIONNAIRE D’IVAN ROSOFF. DE PETROGRAD A BIZERTE.

MEMOIRES D’UN OFFICIER DE LA MARINE RUSSE DANS LA TOURMENTE REVOLUTIONNAIRE D’IVAN ROSOFF. DE PETROGRAD A BIZERTE.

CHAPITRE 3 – 2EME CYCLE DE NAVIGATION 02/05/1917-20/10/1917

Départ pour le second cycle de Navigation.

Vers fin avril 1917 nous avions terminé tous les examens partiels prévus au programme. Avant le départ pour la croisière nous reçûmes une permission de 3-4 jours. Je partis avec Kolia Kajaï à Ekaterinoslav où nous ne restâmes qu’une seule journée, car il fallait être de retour pour le 2 mai pour prendre le train direction Khabarovsk puis Vladivostok.

Et nous voilà de nouveau dans ce train spécial N°1 vers l’Extrême Orient, que nous connaissions bien : cette fois cependant nous n’étions plus des gamins découvrant le monde. Nous avions l’impression d’être des vrais marins, partant pour la seconde et dernière navigation à la fin de laquelle nous devions passer les derniers examens pour être promus mitchman, puis affectés sur les navires de la Flotte Russe, but suprême de nos trois années d’études.

Traversant bois et forêts et les montagnes de l’Oural, nous passâmes à côté de Tchéliabinsk pour prendre le Grande Voie Transsibérienne. Ensuite ce fut Irkoutsk, puis la voie longeant le Lac Baïkal (380 tunnels !), Tchita, Nerekhta puis Nikolsk-Oussouriïsk. ;

Khabarovsk (Anse d’Ossipov – Base de la flottille de l’Amour)

Il faisait chaud lorsque nous arrivâmes au quai de la gare de Khabarovsk. Des camions militaires de la Marine nous transportèrent jusqu’à la Base Navale qui se trouvait à quelques kilomètres de la vile sur l’Amour, ce puissant fleuve qui constituait la frontière entre la Russie et la Chine.

Dans l’anse, c’était le silence, l’eau était calme et presque sans mouvement alors qu’au milieu du fleuve la vitesse du courant était de quelques 7 à 20 km/h. La largeur du fleuve était énorme, il y avait de nombreux îlots, et lorsque le vent se levait, les vagues pouvaient être très fortes.

Carte des canaux et de l’anse d’Ossipov, base de la flottille fluviale du fleuve Amour (RGAVMF F 1122 op; 1 D. 285 f. 1)

Nos canonnières avaient un pont large et relativement bas par rapport au niveau de l’eau, et il arrivait que les vagues balayaient le pont arrière.

Parfois nous prenions « la rivière d’Argent », un courant d’eau peu profond reliant L’Amour au lac de Bolonsk où nous allions effectuer les exercices d’artillerie. Le bruit des quatre hélices de nos canonnières (« Smertch », « Ouragan »..) effrayait les poissons, qui sautaient hors de l’eau pour retomber parfois sur le pont.

C’étaient des pièces de 3-4 livres qui étaient alors fort bienvenues pour améliorer notre menu.

La 4ème section dont je faisais partie fut affectée à la Canonnière « Smertch »,1Note PL : en 1910, une série de canonnières fluviales du type Chkval destinées au bassin du fleuve Amour, furent mises en service. L’Amour était un fleuve doublement stratégique puisqu’il s’agissait, d’une part, de la frontière avec la Chine et d’autre part d’une voie fluviale qui permettait d’alléger le transport par voies ferrées, dont les capacités étaient insuffisantes en cas de conflit. Il s’agissait des canonnières Chkval, Chtorm, Smertch, Groza, Vikhr, Taïphoune et Ouragane. Ces navires étaient particulièrement réussis, issus de l’expérience de la guerre russo-japonaise, et qui n’avaient été reformés et mis à la ferraille par la suite qu’en 1958. Il s’agissait des premiers navires à être équipés de moteurs diesel. Il y avait également une radio. Ils étaient puissamment armés de 2 canons de 152, 2 x 2 canons de 120/50 mm, 2 canons anti-aériens de 47 et de 6 mitrailleuses de 7,62 bien protégés par des blindages. Ils furent modifiés par la suite par les soviétiques qui ajouteront un mât et remplaceront les canons de 120 par des canons de 152. bateau blindé avec deux tourelles comprenant un canon Vickers de 6 pouces à l’avant et deux canons de 120mm à l’arrières,2Note PL : les canons avaient été démontés pour les besoins du front et n’avaient pas été remontés à la date du cycle de navigation sur la totalité des canonnières à l’exception du Chkavl et du Smertch sur lesquels le démontage n’avait été que partiel. Sur le Smertch, d’après les descriptifs d’Ivan Rosoff, le canon de 152 arrière avait été démonté. 57 m de long, 1500 tonnes, 157 hommes d’équipage.

A côté de notre navire, se trouvaient les autres canonnières de la flottille, notamment le « Chkval », le « Votiak » et l’« Ouragan ».

Canonnière Chkval, sister-ship du Smertch (collection privée)

Schéma des canonnières Chkval, Chtorm, Smertch, Groza, Vikhr, Taïphoune et Ouragane (Schéma de Tchernikoff des fonds du RGAVMF).

Canonnière Votiak du type Vogoul (Collection B. V. Lematchko https://fleetphoto.ru/photo/296437/?vid=85132)

Notre première impression fut très bonne, le commandant et les officiers nous plurent, et semble-t-il, les effets de la révolution de février ne se firent pas sentir. Les jugements sommaires, comme ceux qui ont eu lieu sur les navires de Kronstadt ou de ceux de la mer Noire ne semblaient pas être arrivés jusqu’ici. Il ne semblait pas y avoir d’animosité entre matelots et officiers comme cela s’était passé dans certains cas, comme celui des officiers jugés injustement sévères qui avaient été relevés de leur commandement comme ce fut le cas de l’Amiral Bajenov.3Note PL: ?

Vue d’ici, la révolution semblait loin, et nous nous remîmes ardemment aux études pour mettre en pratique, sous la conduite de remarquables officiers et sous-officiers et « conducteurs » (instructeurs pour diverses matières techniques).les connaissancesthéoriques acquises en pendant l’année 1916.

Nous avons rapidement remarqué que notre application attentive ainsi que les questions techniques que nous posions produisaient un effet positif sur notre encadrement, et créaient des relations amicales avec tout l’équipage.

Tout cela nous donnait l’assurance de mener nos études à bonne fin

Pendant notre navigation sur l’Amour, nous faisions de travaux en astronomie pour la détermination de la longitude et de la latitude avec le sextant. Le lieutenant Principal Schmidt nous enseignait l’utilisation des explosifs, et sur le Lac Bolonsk nous pratiquâmes tous les exercices de tir depuis le tir au fusil jusqu’au tir au canon de 6 pouces.

Quelques jours après notre arrivée, nous avons été informé de la mort d’un pêcheur local qui, malgré les interdictions officielles, s’était aventuré dans la zone du polygone de tir.

Pendant les exercices de tir, le garde-marine Vesselkine4Note PL: Vesselkine Nikolas. Classes spéciales de gardes-marine en 1918. Mitchman. Dans l’armée blanche du front nord. Se suicide par balle pendant un déplacement d’Arkhangelsk à Pétrograd (Source : S.V. Volkov).fut soudainement pris d’une crise d’appendicite. Il fallait le transposter d’urgence à l’hôpital de la Marine de Khabarvsk pour y être opéré. La canonnière « Chkval », avec ses quatre hélices réussit à remonter le courant de 14 km/h de l’Amour et sauver la vie de notre camarade qui avait en fait une perforation des intestins très dangereuse.

Promenade de Yourkevitch et Navrotski

Un jour, Lenia Yourkevitch5Note PL: Yourkevitch Leonard Nikolaevich. Classes spéciales de gardes-marine en 1918. Participe au mouvement blanc. Mitchman. Emigre en France, vers 1933-1937 à Lyon. Décédé en 1970 en France (selon des informations erronées – est resté en URSS) (Source : S.V. Volkov).et Navrotski6Note PL: Navrotsky Vsevolode. Classes spéciales de gardes-marine en 1918. Sort inconnu (Source : S. V. Volkov).décidèrent, avec un matelot, de faire une promenade en chaloupe vers un village, pas loin de notre anse Ossipov, le tout sans prévenir qui que ce soit. Ayant quelque peu bu dans un des bistrots, les le matelot décida d’y rester pour la nuit, tandis que les gardes-marine décidèrent de rentrer à bord par leur propres moyens. Saouls comme ils étaient, il n’arrivaient pas à remonter le courant et commençaient à dériver de plus en plus loin.

A la descente des couleurs, ils n’étaient toujours pas revenus à bord. Sans rien dire au commandant de la Compagnie, le lieutenant Dokouchevsky,7Note PL : Dokouchevsky Mikhail Arkadievich, né le 8 novembre 1887 à Saint-Pétersbourg. École navale 1908 (officier depuis 1909). Lieutenant, enseignant à l’École navale. Resté en URSS et a été arrêté en août 1921 et en février 1922. Émigre en Finlande, puis à Berlin et à partir de 1923 au Mexique. Lieutenant de vaisseau. Décède le 9 mars 1922. Le 9 mars 1939 à Tampico, au Mexique. Mexique. Marié, 2 beaux-enfants. (Source : S.V. Volkov). notre section décida de sortit nos camarades de cette situation.

Vers 5 heures, huit volontaires avec à leur tête le quartier-maître Sinitsine,8Note PL: Sinitsine Nikolai Nikolaevich : Classes spéciale de gardes-marine 1918 (non achevés), à partir de 1916 dans l’aviation. École d’aviation de Bakou 1917. Mitchman du temps de guerre de l’aéronavale de la mer Noire. Dans les FASR et l’Armée russe jusqu’à l’évacuation de la Crimée. Évacué avec la flotte à Bizerte, chef de quart du cuirassé « Guénéral Alexeev ». Emigre aux États-Unis en 1922 et, en 1933. Travaille chez Sikorski. Décède le 6 mai 1940 à New York (Source : S.V. Volkov).prirent une chaloupe, et doucement quittèrent le bord en ramant vers le village où nos camarades étaient censés de se trouver. Ne les ayant pas vu au large du village, nous continuâmes à ramer pendant un couple d’heures, pour enfin les repérer. L’un était quasiment endormi au fond de la chaloupe tandis que l’autre était plutôt excité. Nous arrivâmes bord à bord, et plusieurs d’entre nous sautèrent dans la chaloupe et maîtrisâmes Yourkevitch en le ficelant avec des cordes. Nous étions très loin de notre anse et ne fut que vers trois heures du matin que nous rentrâmes à bord. Nos camarades furent ainsi « sauvés » sans que le commandement ait été informé.

Baignade dangereuse. Malade de fièvre asiatique

Au début août il faisait très chaud, et nous étions en train de nous baigner ayant oublié les avertissements de notre médecin en ce qui concerne les dangers d’infections dans les eaux de l’Amour, riches en bactéries, typhus, syphilis et autres maladies venant de la Chine. Et comme cela , Kaplinski, moi et quelques autres, avalâmes par mégarde un peu d’eau de la rivière. Au bout de deux ou trois jours, Kaplisnki et Bogolioubov eurent plus de 38 degrés de fièvres et commencèrent même à délirer. Par précaution ils furent évacués vers l’Hôpital Maritime où se trouvait déjà Vesselkine, en convalescence après son opération.

Quant à nous, nous continuions nos exercices, de quart aux machines ou au radiotélégraphe. La chaleur était terrible, et les conditions de travail à bord très pénibles, notamment à cause des moustiques.

Nous apprîmes que Kaplinski et Bogolioubov étaient malades de la fièvre typhoïde.

Un soir, de garde à la salle radio, je branchai les appareils et réussit à accrocher la radio de l’« Ouragan » et put ainsi bavarder avec mon ami Yourkevitch, qui me dit que lui aussi souffrait terriblement de la chaleur et des moustiques à bord de l’« Ouragan ».

Je descendis ensuite dans la salle des machines où je devais être de quart, sans faire attention au fait que je ne me sentais pas très bien. Et tout d’un coup, malgré la chaleur, je sentis venir des frissons et une grande faiblesse : je téléphonai à la passerelle et mes camarades vinrent me chercher. Le médecin décida mon évacuation à l’Hôpital Maritime. Le soir, le canot à moteur fut mis à l’eau, et je fus accompagné à l’hôpital par Micha Youdine et le quartier maître Ponafidine.9Note PL : Ponafidine Dmitry Dmitrievich, né en 1896. Classes spéciales de gardes-marine en 1918. Dans les FASR et l’armée russe avant l’évacuation de la Crimée. Lieutenant. Évacué avec la flotte à Bizerte. Aprés 1921 – intendant sur le brise-glace « Vsadnik »; décembre 1921 sur le croiseur « Guénéral Kornilov », Commandant du Camp de Chreck-Ben-Chaban. Émigre en Suisse. Décédé en 1964 en France. Épouse Tatiana Dmitrievna (princesse Maksoutova, 1891-1946 en France) (Source : S.V. Volkov).

A demi inconscient, j’eu le temps d’apercevoir mes amis Kaplinski et Bogolioubov qui étaient aussi dans la salle dans la salle d’hôpital, presque inconscients.

Le soir, la doctoresse fit son tour des malades, et arrivée à mon niveau, ordonna à l’infirmière de me faire une injection de camphre. En entendant cela, je me souvins soudain que dans la famille, on injectait du camphre aux mourants ! Dans d’autres circonstances, entendre cela m’aurait fait une certaine impression, mais tout en étant encore conscient, j’étais dans un tel état de faiblesse qu’une seule pensée occupait mon esprit : j’étais à 12 0000 km de ma famille !

Pendant ma maladie, notre Compagnie, à l’exception des trois malades, est partie à Vladivostok pour continua à naviguer sur les différents navires de la flotte du Pacifique, le croiseur « Orel », les torpilleurs « Lieutenant Yourassovski », « Lieutenant Maléev » et « Statnyi ». Au bout de quarante jours, grâce aux soins de notre admirable doctoresse de l’hôpital de Khabarovsk, nous fûmes déclarés hors de danger et partîmes tous les trois, Kolia, Petroussia et moi à Vladivostok.

A l’arrivée, nous rejoignîmes les camarades qui furent tous effrayés de voir dans quel état de maigreur nous étions.

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    Note PL : en 1910, une série de canonnières fluviales du type Chkval destinées au bassin du fleuve Amour, furent mises en service. L’Amour était un fleuve doublement stratégique puisqu’il s’agissait, d’une part, de la frontière avec la Chine et d’autre part d’une voie fluviale qui permettait d’alléger le transport par voies ferrées, dont les capacités étaient insuffisantes en cas de conflit. Il s’agissait des canonnières Chkval, Chtorm, Smertch, Groza, Vikhr, Taïphoune et Ouragane. Ces navires étaient particulièrement réussis, issus de l’expérience de la guerre russo-japonaise, et qui n’avaient été reformés et mis à la ferraille par la suite qu’en 1958. Il s’agissait des premiers navires à être équipés de moteurs diesel. Il y avait également une radio. Ils étaient puissamment armés de 2 canons de 152, 2 x 2 canons de 120/50 mm, 2 canons anti-aériens de 47 et de 6 mitrailleuses de 7,62 bien protégés par des blindages. Ils furent modifiés par la suite par les soviétiques qui ajouteront un mât et remplaceront les canons de 120 par des canons de 152.
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    Note PL : les canons avaient été démontés pour les besoins du front et n’avaient pas été remontés à la date du cycle de navigation sur la totalité des canonnières à l’exception du Chkavl et du Smertch sur lesquels le démontage n’avait été que partiel. Sur le Smertch, d’après les descriptifs d’Ivan Rosoff, le canon de 152 arrière avait été démonté.
  • 3
    Note PL: ?
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    Note PL: Vesselkine Nikolas. Classes spéciales de gardes-marine en 1918. Mitchman. Dans l’armée blanche du front nord. Se suicide par balle pendant un déplacement d’Arkhangelsk à Pétrograd (Source : S.V. Volkov).
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    Note PL: Yourkevitch Leonard Nikolaevich. Classes spéciales de gardes-marine en 1918. Participe au mouvement blanc. Mitchman. Emigre en France, vers 1933-1937 à Lyon. Décédé en 1970 en France (selon des informations erronées – est resté en URSS) (Source : S.V. Volkov)
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    Note PL: Navrotsky Vsevolode. Classes spéciales de gardes-marine en 1918. Sort inconnu (Source : S. V. Volkov).
  • 7
    Note PL : Dokouchevsky Mikhail Arkadievich, né le 8 novembre 1887 à Saint-Pétersbourg. École navale 1908 (officier depuis 1909). Lieutenant, enseignant à l’École navale. Resté en URSS et a été arrêté en août 1921 et en février 1922. Émigre en Finlande, puis à Berlin et à partir de 1923 au Mexique. Lieutenant de vaisseau. Décède le 9 mars 1922. Le 9 mars 1939 à Tampico, au Mexique. Mexique. Marié, 2 beaux-enfants. (Source : S.V. Volkov).
  • 8
    Note PL: Sinitsine Nikolai Nikolaevich : Classes spéciale de gardes-marine 1918 (non achevés), à partir de 1916 dans l’aviation. École d’aviation de Bakou 1917. Mitchman du temps de guerre de l’aéronavale de la mer Noire. Dans les FASR et l’Armée russe jusqu’à l’évacuation de la Crimée. Évacué avec la flotte à Bizerte, chef de quart du cuirassé « Guénéral Alexeev ». Emigre aux États-Unis en 1922 et, en 1933. Travaille chez Sikorski. Décède le 6 mai 1940 à New York (Source : S.V. Volkov).
  • 9
    Note PL : Ponafidine Dmitry Dmitrievich, né en 1896. Classes spéciales de gardes-marine en 1918. Dans les FASR et l’armée russe avant l’évacuation de la Crimée. Lieutenant. Évacué avec la flotte à Bizerte. Aprés 1921 – intendant sur le brise-glace « Vsadnik »; décembre 1921 sur le croiseur « Guénéral Kornilov », Commandant du Camp de Chreck-Ben-Chaban. Émigre en Suisse. Décédé en 1964 en France. Épouse Tatiana Dmitrievna (princesse Maksoutova, 1891-1946 en France) (Source : S.V. Volkov).

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