MEMOIRES D’UN OFFICIER DE LA MARINE RUSSE DANS LA TOURMENTE REVOLUTIONNAIRE D’IVAN ROSOFF. DE PETROGRAD A BIZERTE.

MEMOIRES D’UN OFFICIER DE LA MARINE RUSSE DANS LA TOURMENTE REVOLUTIONNAIRE D’IVAN ROSOFF. DE PETROGRAD A BIZERTE.

CHAPITRE 5. DE SAINT PETERSBOURG A EKATERINOSLAV. FEVRIER 1918 AU 28 NOVEMBRE 1918

Fin Février 1918. Au temps de la révolution dite « non sanglante »

Situation à St Pétersbourg

Au temps de la Révolution dite « non sanglante », le cœur de nos frères, les militaires, n’était pas à la joie.

Il ne gelait pas trop fort. Les rues n’avaient pas été nettoyées depuis longtemps et les tas de neige rendaient la marche des piétons difficile. Les tramways ne fonctionnaient pas et les passants n’étaient pas nombreux.

De temps en temps on entendait le bruit sec de coups de feu isolés.

Parfois, passait un camion chargé de militaires en capote grise ou de matelots armés, dont les regards semblaient dire « Prends garde bourgeois, notre temps est arrivé! »

L’aspect sinistre de la vie de la capitale se reflétait dans les yeux soucieux et fuyants, des femmes dans la rue.

Les problèmes d’approvisionnement devenaient aigus. Partout les gens faisaient la queue devant les magasins, sans pour autant avoir l’assurance de trouver quelque chose quand leur tour arrivait.

Les habitants, qui le pouvaient, quittaient la capitale vers le Sud, vers l’Ukraine. Des foules, surtout des femmes avec enfants et bagages, se dirigeaient vers les gares et y passaient des nuits sur les quais à ciel ouvert, dans l’attente de trains qui étaient de moins en moins nombreux.

On décide de rentrer chez nous.

Telle était la situation à St Pétersbourg vers fin février – début mars, et notre petit groupe de quelques huit « marins », originaires du midi (quatre d’entre nous – Kajaï, Tchoulanovsky,1Note PL : Tchoulanovsky, Ivan Ivanovich, né en 1898 à Ekaterinoslav. Fils de prêtre. Séminariste garde-marine des classes spéciales de gardes-marine. Armée des volontaires à Yekaterinodar, puis à Odessa, navigue sur le Koubanets. Il rejoint l’armée blanche sur le front oriental (embarqué sur le transport « Jérusalem »), début 1919 à l’école navale de Vladivostok. Il a été évacué le 31 janvier 1920 sur l’Oriol. Garde-marine de vaisseau (le 2 avril 1920 à Singapour). 27 oct. 1920 rejoint l’Armée russe à Sébastopol sur l’aviso Yakout. Mitchman (le 10 décembre). Le 25 mars. 1921 dans l’Escadre à Bizerte ; mars à avril 1922 commandant e l’aviso Yakout. Emigrant à partir du 25 juillet 1922 en France et à partir de 1923 à New York. Du 31 janvier 1944 et 20 janvier 1949 membre de l’Association des anciens officiers de la marine russe en Amérique. Diplômé de l’université (1931). Ingénieur. Décédé. 25 avril. 1972 à Lakewood, USA (source S.V. Volkov). Kluchinsky2Note PL : Kliutchinskii-Pol Nikolai Klimentyevich, garde-marine des classes spéciales de gardes-marine. Dans les FASR avant l’évacuation de Crimée. Mitchman (1920). Evacué avec l’Escadre russe vers Bizerte. Diplômé de l’école navale en été 1921. Pendant la Seconde Guerre mondiale émigre en France. Ingénieur. Décédé le 28 avril 1972 à St Avold (France) (source : S.V. Volkov).et moi – étaient d’Ekaterinoslav), décida de rentrer à la maison..

La veille, nous apprîmes qu’un dernier train pour le Sud (Kharkov, Ekaterinoslav, Sébastopol) devait partir le lendemain, de la gare de Nikolaev.

Ainsi, chacun armé d’un pistolet caché sous la capote, nous sortîmes par l’Entrée de Parade de la caserne, au N° 92 du « Bolchoï Prospect ». Grâce à la couleur noire de la capote et du ruban de la casquette (nous avions mis le ruban à l’envers pour cacher l’inscription dorée « Classes spéciales de gardes-marine ») on pouvait éventuellement nous faire passer pour un groupe d’anarchistes!

Après avoir longé le quai et passé devant L’Ecole Navale, nous traversâmes la Néva par le pont de Nikolaev en direction de L’Amirauté, puis par le Nevski Prospect nous arrivâmes à la gare de Nikolaev.

Notre quai, et tous les autres, était bondés de milliers de gens. Personne ne savait sur quel quai allait arriver le train. Vers midi, quelqu’un cria qu’il fallait changer de quai, les passagers commencèrent à se ruer là bas, puis voyant arriver le convoi sur notre quai refluèrent en arrière. C’était la panique!

La nervosité était grande. A la limite du désespoir, chacun essayait de pénétrer dans le train.

Le temps était précieux: Rimski-Korsakov grimpa sur les épaules de deux camarades, cassa la vitre avec mon poignard, et nous pénétrâmes dans le compartiment en nous hissant les uns les autres.

Nous occupâmes deux compartiments tout en laissant la place à quelques personnes d’aspect cultivé.

Avant de dormir  nous mangeâmes quelques morceaux de pain (qu’il fallait économiser car il était difficile de s’en procurer)

Ah, quelle époque! Après 32 mois d’études difficiles, voilà que nous nous ne sommes plus rien, ni officiers ni gradé subalternes. Au lieu de rejoindre une affectation dans la Marine en qualité d’Enseignes de Vaisseau, nous nous dispersions vers nos maisons natales, en Ukraine ou au Kouban, le plus près possible des armées que le Général Kornilov est en train de former pour sauver la Patrie.

Notre but était de passer à la maison, revoir nos parents, nous reposer un peu et, suivant les circonstances, aller plus loin, en Crimée, à Sébastopol, vers les navires de la Mer Noire.

En route vers Moscou.

Il neigeait. Dehors tout était blanc. Nous étions assoupis, bercés par le choc des roues sur les rails, lorsque le train ralentit puis s’arrêta en rase campagne. Le silence était total, puis nous entendîmes le cri du conducteur: «Descendez pour enlever la neige sur la voie !».

Bon gré, mal gré, il fallut sortir, et participer au nettoyage des voies, avec des pelles, des planches ou n’importe quel  instrument pouvant servir à cet effet. Au bout d’une heure, nous repartîmes jusqu’au prochain arrêt du même genre. Ainsi, au lieu d’une nuit, le voyage dura quatre jours.

Les provisions avaient fondu, presque tout le monde n’avait plus de pain et nous attendions impatiemment l’arrivée à Moscou en espérant d’y trouver de quoi nous restaurer.

Au bout de ce long voyage, émaillé d’arrêts désagréables, nous trouvâmes un temps plus printanier et la neige fondue sauf quelques restes sur les toits.

A Moscou nous ne trouvâmes pas mes sœurs Macha et Natacha, déjà parties pour Ekaterinoslav.

Kolia Kluchinsky et moi partîmes en ville pour essayer de trouver de la nourriture. En vain, les Moscovites ayant vidé les magasins pour leurs propres besoins. Ce n’est qu’à la gare de Koursk, d’où partaient les trains en direction de Ekaterinoslav, que nous réussîmes à trouver un peu de pain, dur comme une pierre, pour accompagner un morceau de lard qui nous restait !

En route pour le Sud.

En chemin (à Koursk, Belgrade, Kharkov, Losova etc.), certains camarades (Rimski-Korsakov, Kaplinsky, Pesliak,3Note PLPesliak Viktor Frantsevitch, né en 1896. Classes spéciales de gares-marine 1918. Dans les FASR et l’Armée russe jusqu’à l’évacuation de la Crimée. Mitchman (24 février 1918). Le 25 mars 1921, dans l’Escadre russe à Bizerte. Il a émigré en Tunisie en 1938. Décédé en Tunisie. 1983 à Tunis. (Source : S.V. Volkov). Bogolioubov, 4Note PL 😕 il y avait 2 Bogolioubov dans cette section, Piotr et Mikhail Beloslioudoff 5Note PL :Beloslioudoff. Classes spéciales de grades-marine en 1918 (non diplômées, 1916). Dans les FASR et l’Armée russe. Mitchman. En novembre-décembre 1920 évacue en Yougoslavie sur le navire « Vladimir » puis retourne à Constantinople. À l’été 1921, à Constantinople. Émigre en France Décéde le 17 décembre. 1939 à Marseille. (Source : S.V. Volkov). et Sventzisky 6 Note PL 😕 il y avait 2 Sventzisky dans cette section, Vladimir et Viatcheslav) nous quittèrent pour prendre la correspondance vers d’autres directions, ce qui fait que nous ne fûmes plus que quatre (Kajaï, Kolia Klioutchinsky, Tchoulanovsky et moi) à continuer la route jusqu’à Ekaterinoslav.

Tout le long du voyage, il y avait une atmosphère d’exode, avec des populations du nord fuyant vers le sud, des spéculateurs portant des sacs de marchandise diverses et des soldats rentrant chez eux après avoir quitté le front (en fait il n’y avait plus de front!).Nous fîmes un rencontre intéressante et imprévue au buffet d’une gare, en attente d’un train de correspondance pour Ekaterinoslav. Par la fenêtre du buffet, je vis un visage connu me faisant un clin d’œil, comme pour m’inviter à sortir. Il s’agissait de Vikentii Ivanovitch Fefer, colonel du régiment « Rijazhkyi », habillé en uniforme de simple soldat, sans épaulettes. Je le rejoignis un peu à l’écart et, après des embrassades émues, il me tendis un petit revolver qu’il me demanda de garder pour lui éviter des ennuis en cas de contrôle car il voyageait dans un wagon de marchandise avec des soldats démobilisés supposés être désarmés.

Et des patrouilles il y en avait : de retour auprès de mes compagnons, nous vîmes une patrouille composée de deux marins et d’un soldat, entrer dans le buffet et passer en revue les visages des occupants du buffet. Au vu de nos uniformes, la patrouille nous salua et partit ailleurs.

Le pont historique d’Ekaterinoslav (construit en 1887, photo 1918)

Le train arriva enfin : il était bondé, mais nous pouvions rester debout car il ne restait plus qu’une vingtaine de minutes avant la fin du voyage. Nos cœurs battaient dans l’imminence du retour dans notre Ekaterinoslav natal. Et voilà, qu’au creux d’une courbe, nous aperçûmes le magnifique grand pont traversant le Dniepr. Après quelques minutes les faubourgs du « Haut Dnieprovsk » et du « Bas Dnieprovsk étaient derrière et le train commença à ralentir pour s’arrêter sur ce quai de gare qui nous était si bien connu.

Bonjour Ekaterinoslav ! Enfin chez nous !

Gare de Ekaterinoslav vers 1900 (Source : https://humus.livejournal.com/6383160.html)

Sortis de la gare, Kajaï et Tchoulanovsky prirent un premier fiacre pour aller vers la place de la Cathédrale, à l’autre bout de la ville. Un second fiacre nous emporta, Kolia Kluchinsky et moi, le long du « Ekaterininski Prospect » vers l’ « Entrepôt d’état des vins » où vivaient mes parents.

Ekateriniski Propspekt vers 1900 (source : https://humus.livejournal.com/6383160.html)

Au niveau de la place dite « Ozernyi Bazar » et de l’usine de bière « Botkine », le cocher tourna à droite et pris la rue du « Gymnase ». De loin, on voyait déjà, à l’angle de la rue Pouchkine, l’immeuble de trois étages en briques rouges de l’« Entrepôt d’Etat de Vin » dont mon père, Piotr Fedorovitch Rozov, était le Directeur. M’ayant déposé devant la maison, le fiacre continua son chemin avec Kolia Kluchinski à bord.

Comme d’habitude, devant le portail, se tenait, le gardien de l’Entrepôt, notre barbu Vassili Ivanovitch. Il me reconnu tout de suite dans mon uniforme marin, et nous nous embrassâmes chaudement.

Je couru ensuite au 1er étage, et en ouvrant la porte, je tombais dans les bras de ma sœur Natacha qui cria « Vania est arrivé ! Et après ce fut Maman et mon Père, tous deux avec les cheveux gris, l’oncle Micha, Tania, Macha, et mon frère Fedia. On couru prévenir les Gvozdev qui habitaient au rez-de-chaussée.

Et puis ce furent les embrassades, les questions…, bref c’était la joie !

Après trois ans de travail dans les Classes de Gardemarines, il était agréable de prendre quelque repos.

Cela se passait juste avant Pâques, avant l’occupation de la ville par les Allemands.

La vie économique était en déclin. Les queues devant les magasins commençaient à apparaître mais, malgré tout, on pouvait encore « vivre » en Ukraine, et y trouver le nécessaire.

Nous nous réunissions souvent avec des amis pour discuter de la situation catastrophique de la Russie. Quel sera le sort de notre Patrie  après l’accord de Brest-Litovsk (négocié depuis décembre 1917, signé le 3 mars 1918 et ratifié le 15 mars 1918), qui avait déraciné l’Etat Russe.

Personne ne voulait plus combattre, il n’y avait plus de front et les soldats rentraient chez eux. Les officiers commençaient aussi à rentrer à Ekaterinoslav, car il ne servait à rien de rester au front qui n’existait plus !

Partout dans la ville se rencontraient parents et amis, officiers, soldats, fonctionnaires rentrés du front.

Par chance, dans notre cercle de famille et d’amis proches, presque tous rentrèrent : Volodia Gvosdev (colonel d’artillerie), Vikentiî Ivanovitch Fefer (colonel de du régiment « Riajsky » dont j’ai parlé plus haut), Stéfik Bandourovsky (le frère de Maroussia, la femme de mon frère Fédia), Génia Levitzkyi, Sacha et Kolia Voievodine, et beaucoup d’autres.

Cimon Vasilievitch Petlioura en 1919 (Collection privée)

Hélas, peu après notre retour, le malheur s’annonçait sur la ville. Selon les rumeurs, les allemand s’apprêtaient à occuper l’Ukraine, avec leurs alliés, les bandes d’indépendantistes dites «Joupanes 7Note PL : paletots bleus» ou « Petliourovtsy »8Note PL : les Rouges, les Blancs et les Polonais désignaient souvent L’armée ukrainienne ou « ukrainisée » à tort de Petlyurovsy. La situation en Ukraine était particulièrement chaotique. La première guerre mondiale s’était achevée le 11 novembre 1918. L’hetman Skoropadsky, dirigeant de l’Ukraine, soutenu par les Allemands, avait pris mi-novembre 1918 une orientation pro-russe et avait tenté d’entrer en relation avec l’Armée des volontaires. Le 13/14 novembre un Directoire avait été constitué dans le but de renverser Skoropadsky. Petlioura commandait l’armée du Directoire. Le 14 novembre Skoropadsky annonce la fédération de l’Ukraine avec la Russie (non bolchévique). Les troupes peu nombreuses de Skoropadsky, constituées par de nombreux officiers russes et commandé par le général Dolgorouki affrontent les troupes de Petlioura et sont battues. En même temps un ordre (N° 64 du 25 octobre) de l’Armée des volontaires ordonne aux officiers russes de se considérer comme faisant partie de l’Armée des volontaires ce qui ajoute à la confusion. Le représentant de l’Armée des volontaires à Kiev, le général Lomnovski est arrêté et il annule cet l’ordre mais les relations entre officiers russes et Skoropadsky se détériorent. Le 14 décembre les officiers russe de l’Armée des volontaires arrêtent le conflit, se démobilisent et rejoignent Kiev suivis par les troupe de Petlioura. Ce même jour Skoropadsky abandonna le pouvoir., qui prétendaient libérer l’Ukraine du « Pouvoir Rouge ».

Mais tout cela se disait à voix basse, et nous n’attachions pas beaucoup d’importance à ce qu’on croyait n’être que des ragots colportés par les défaitistes et les traîtres.

Mi-mars 1918, les Allemands arrivent !

Hélas ces rumeurs se transformèrent en réalité amère. Un matin, toute notre famille vit par la fenêtre une colonne d’infanterie allemande, fusil à l’épaule, remontant la rue du Gymnase en direction de notre maison. A sa tête chevauchait un cavalier, coiffé d’un casque typiquement allemand et portant une lance à la main.

Après l’infanterie allemande, marchait une compagnie de « Joupane bleus », fusil à l’épaule et pistolet à la ceinture. Ensuite venait une autre compagnie de fantassins, suivie par l’artillerie et enfin un escadron de cavalerie.

Défilés allemand devant la gare d’Ekaterinoslav vers mai 1918 (source : https://humus.livejournal.com/6383160.html)

Nous, les militaires, nous étions abasourdis, les larmes aux yeux. Et nous nous mimes à pleurer réellement lorsque nous vîmes un homme, sorti de la boutique de coiffeur qui était de l’autre coté de la rue, s’avancer et offrir un bouquet de roses rouges à l’officier en tête de la cavalerie.

A cet instant, nous ressentîmes tous une rage impuissante, et en chacun de nous naissait un profond désir de revanche : sauver la Russie de l’occupation étrangère et laver le pays de la honte du Traité de Brest-Litovsk.

Résidence du gouverneur

«L’ordre » allemand.

Dès l’arrivée des Allemands, l’« ordre militaire » allemand fut établi, au prix du sang de quelques soldats russes, tués aux alentours de la Gare, le seul endroit où y eu quelque résistance.

Une vingtaine de ces soldats, supposés morts, étaient allongés le long de la gare, du coté de la place ; une sentinelle allemande, casquée et fusil à l’épaule, passait et repassait, surveillant d’un œil les cadavres, et de l’autre cherchant l’apparition possible de l’ « ennemi ». Les habitants proches de la gare, qui observaient la scène à travers leurs volets à moitié fermés, virent soudain bouger l’un des corps. La sentinelle allemande apercevant ce soldat encore vivant, s’en approcha vivement et l’acheva d’un coup de feu.

La description de telles scènes se répandit très vite, de bouche à oreille, dans toute la ville.

Quelques jours plus tard « l’état d’urgence » fut levé officiellement. 

Marchant dans une rue, mon frère et moi vîmes de plusieurs groupes d’habitants regardant tous dans la direction de vieilles casernes d’artillerie qui se trouvaient dans la rue Kropotinsky, à la sortie de la ville vers la steppe.

Le temps était magnifique, ensoleillé. Au delà d’une haute palissade en bois entourant les casernes, on voyait onze gibets auxquels étaient pendus, des slaves (de l’Empire Autrichien) ayant déserté les rangs de l’armée allemande pour ne pas se battre contre leurs frères slaves de Russie.

Dans nos rangs, la haine grandissait, mais la force n’était pas de notre coté, il fallait serrer les dents et subir: autour de l’Ukraine occupée il y avait l’Armée de Volontaires du Général Kornilov, et sur le Don, au Kouban et en Tauride du Nord en Crimée, il y avait l’Armée des Volontaires du Général Denikine. Mais nous en étions séparés par les troupes allemandes et leurs alliés, les « Joupanes bleus ».

Selon les renseignements officiels de l’Administration de la ville et du Commandant militaire d’Ekaterinoslav, 40 000 officiers et soldats de l’ancienne Armée Active ont été enregistrée dans notre ville.

Chacun s’est installé selon ses possibilités au point, de vue travail, nourriture, logement. Et bien sûr, pour les habitants locaux, c’était plus facile que pour les réfugiés d’autres villes.

Objectivement, il faut reconnaître, qu’au début, les allemands se comportaient de manière assez bienveillante avec les officiers âgés de l’armée russe en décomposition. On dirait même que, par une politesse prévenante, ils essayaient de conquérir leur cœur.

Malgré tout, en général, le corps des anciens officiers et l’intelligentsia restaient hostiles envers les allemands et ne coopéraient pas l’ennemi d’hier du peuple russe. Bien sûr il y avait exceptions, heureusement rares.

Et puis, il y avait les « indépendantistes –« les Petliourovtsy », c’est à dire des partisans du leader séparatiste Petlioura. Ceux-là travaillaient avec les allemands non par peur, mais par conviction politique, espérant profiter de la situation créer un État ukrainien indépendant.9Note PL : Les Allemands soutenaient l’adversaire de Petlioura, l’hetman Skoropadsky et non Pétlioura. Par ailleurs, au 26 novembre les Allemands et les Autrichiens avaient bien d’autres préoccupations que les affrontements entre les Petliourovtsy et 8ème corps d’Armée ukrainienne, et préparaient le retour au pays. Il y a eu d’ailleurs un affrontement armé à Ekaterinoslav entre les troupes austro-allemandes et les Petliourovstsy et qui se termina par la victoire des Petliourovtsy.

Les mesures sévères instaurées par les allemands pour maintenir l’ordre interne et externe, ont eu pour effet de pousser une partie de la population, surtouts des anciens militaires, à commencer à échafauder des plans de lutte pour la sauvegarde de la Russie.

Par leurs services de contre-espionnage et grâce à leurs

« alliés », « les Petliourovtsy », les Allemands étaient naturellement au courant des intentions des russes de rejoindre l’Armée des Volontaires du Général Kornilov. 10Note PL : le général Kornilov fut tué le 16 avril 1918 et son chef d’état major, le général Dénikine, pris sa succession à la tête de l’Armée des volontaires.

Les autorités allemandes et « les petliourovtsy » établirent un cordon sur toute la ligne de front de l’Ukraine, dans le but d’empêcher les jeunes gens de quitter l’Ukraine.

Il fallait donc attendre, et s’organiser sous le masque d’associations diverses, sportives ou professionnelles.

Lorsque l’anarchie commença à se développer dans la ville, et qu’apparurent des cambriolages, des assassinats, et différentes milices politiques servant chacune ses intérêts politiques propres, le temps était venu, pour nous autres, jeunes militaires, d’entrer activement dans la réalisation de nos plans patriotiques.

Les temps devenaient dangereux. Un voile sombre s’abattit sur l’Ukraine.

Un voile sombre, comme l’épée de Damoclès, planait au dessus de note chère ville Ekaterinoslav.

Le soir on entendait des coups de feu isolés. Les cambriolages et meurtres devenaient quotidiens.

A la suite d’un ordre des autorités de recruter les anciens militaires dans les rangs du 8ème Corps d’Armée Ukrainien, le colonel Ostrovski (venant de l’Armée des Volontaires avec pour mission d’organiser des groupes de résistance) créa la « droujina » (milice civique) d’Ekaterinoslav, devant assurer l’autodéfense et la garde des organisation d’état (prison, poste, banques etc..).

Les prisons ayant été vidées de leurs prisonniers de droit commun, il fallait défendre la ville et nos familles de l’anarchie grandissante

Je rejoignis donc la « droujina » qui comprenait quatre sections (de 30 hommes), des militaires pour la plupart.

L’automne se faisait déjà sentir, le ciel était presque tous les jours chargé de nuages à neige. De temps en temps, la neige tombait puis fondait rapidement. Le vent changeait sans cesse mais il ne gelait pas encore.

Etant tous des camarades d’Ecole, nous avions immédiatement fraternisé et formé un groupe soudé. L’entraînement et les patrouilles commencèrent sans tarder, et lorsque notre section traversait la ville, chantant nos chansons préférées de l’Armée des Volontaires, les passants nous accueillaient joyeusement en applaudissant ou en secouant les mouchoirs.

En ces temps « troubles » chacun se mettait à penser « que nous réserve l’avenir ? ».

Les frères Kolia et Vitia Kluchinsky

Quelques mots au sujet de nos camarades Kolia et de son jeune frère Victor (Vitia) Kluchinsky.

Ce dernier s’était lancé dans une activité dangereuse, la contrebande de fusils américains « Winchester », au risque d’être fusillé sur place s’il était arrêté par la police allemande.

Voilà comment il s’y prenait : ayant réussi à se procurer des Winchester tout neufs, il en attachait un à chaque jambe, le long du corps, et mettait par-dessus son pantalon d’uniforme de lycéen avec des chargeurs de cartouches dans les poches. Grâce à sa grande taille, on ne voyait presque rien de l’extérieur.

Il fallait beaucoup de bravoure pour transporter des armes militaires, alors que les patrouilles allemandes n’étaient pas rares dans les rues.

Et c’est ainsi qu’un jour il vînt chez nous. De la fenêtre de notre appartement, je voyais sa silhouette de lycéen, s’approcher lentement du portail de notre Entrepôt, gardé par notre gardien Vassili, et par une sentinelle allemande armée d’un fusil. Arrivé à l’entrée, Victor salua notre gardien, qui le connaissait bien, et la sentinelle voyant un figure sympathique de lycéen, le laissa passer sans hésiter dans la cour.

Et ce n’est qu’à ce moment, que je remarquais quelque chose d’étrange dans l’allure de Victor qui semblait avoir du mal à plier les genoux. Il monta lentement l’escalier jusqu’au second étage, et là seulement, je fus au courant de la réalité. C’est alors que je me souvînt que, quelque dix jours auparavant, je me plaignais devant lui de la difficulté que nous avions de nous procurer des armes, pour un combat, peut être prochain, contre les allemands et les « Petliourovtsy »

Riant d’avoir ainsi trompé les allemands, Victor exhiba ses deux Winchester tout neufs, avec des chargeurs correspondants aux cartouches utilisées pour notre vieux fusil en usage dans l’armée russe.

Brave Victor, un vrai héros !

En été 1918, à l’époque où les allemands et les « petliourovtsy » avaient installé les barrages policiers à toutes les frontières, Vitia (qui était collégien en 6ème classe) disparut subitement de notre horizon.

Sa famille (Vera Petrovna, Klementii Afanassievitch, Nelly et Moussia) n’avait aucune nouvelle de lui. En ce qui nous concerne, nous avions deviné, qu’avec quelques camarades, il avait réussi à traverser le cordon et rejoindre l’Armée des Volontaires.

Après un mois d’incertitude, nous reçûmes une lettre nous informant qu’il suivait une instruction militaire de cavalerie dans une unité de cosaques, et qu’avec ses camarades, il brûlait de prendre part aux combats.

Voila comment agissait et respirait notre brave jeunesse patriotiques de l’intelligentsia. En ce qui concerne son frère, le garde-marine Kolia Kluchinsky, il utilisa  une autre voie pour sortir du cordon : il prit simplement le train pour Kiev

Début Novembre 1918.

En ce qui concerne mes camarades et moi, nous restions à Ekaterinoslav, en nous préparant à l’action.

Comme déjà dit plus haut, les rues de la ville étaient devenues dangereuses surtout pour les personnes seules, le soir : on pouvait non seulement être volé mais aussi être poignardé ou tué d’un coup de feu.

Dés le début d’Octobre, la rumeur disait qu’un « messager » secret du Général Denikine était arrivé, porteur d’une lettre donnant l’ordre au commandement de la « droujina » de se prépare pour le passage vers le Don.

En attendant, nous continuions notre service de garde des bâtiments publics, et faisions notre possible pour préserver un minimum d’ordre dans la ville, mais cela devenait de plus en plus difficile, les prisonniers de droit commun étant en liberté.

Les allemands ne s’occupaient pas trop de nous car ils avaient leurs propres problèmes et règlements de comptes.

Nous eûmes quelques escarmouches avec les «joupanes bleus » (« petliourovtsy »).

Vers le 20 Novembre, c’est-à-dire une semaine avant notre départ d’Ekaterinoslav, un jeune sous-lieutenant, étudiant à l’École des Mines, fut tué traîtreusement par les « Petliourovtsy ». Il faisait nuit et le brouillard était très dense .Notre patrouille entendit  les pas d’une autre patrouille. Les deux patrouilles s’étaient arrêtées très près l’une de l’autre mais le brouillard était tel qu’on ne voyait même pas les silhouettes. On entendit une voix criant : « Qui va là ? ». Notre jeune sous-lieutenant reconnut la voix d’un des ses camarades de classe et demanda « C’est toi Sacha ? ». En guise de réponse un coup de revolver éclata et notre sous-lieutenant fut tué sur le coup.

A cause de la politique, un frère tue son frère. Voila l’horreur de la guerre civile ! On ne connu jamais le nom de l’assassin car il était de l’« autre bord », un indépendantiste « clandestins ».

Dans les faubourgs de la ville, du coté de l’usine « Briansk », les ouvriers commençaient à former des groupes communistes armés.

Le 25 novembre : s’enrôler ou ne pas s’enrôler dans le 8ème Corps d’armée ?

Suite à l’ordre qui fut donné par le général Vassiltchenko de mobiliser tous les ex-officiers et soldats de l’ancienne Armée russe au 8ème corps d’armée d’Ukraine, nous avions appris par des rumeurs venus des bureaux du Commandement Militaire, que le nombre total de militaires enregistrés dans la ville était de 40 000. 11Note PL : Le capitaine du 3-ème régiment de dragon Igor Viktorovitch Labinski estimait le nombre d’officiers qui se trouvaient à Ekaterinoslav à ce moment à 11 000.

Général Ignati Mikhailovitch Vassiltchenko général-major de l’Hetmanat de Skoropadsky.

Parmi les « ex-étudiants », notamment de l’École des Mines, et, récemment, de la Faculté Juridique de l’Université d’ Ekaterinoslav, apparurent des désaccords : s’enrôler dans le 8ème Corps d’Armée d’Ukraine ou rejoindre l’Armée de Petlioura.

Le 25 Novembre, un meeting fut organisé. Par notre camarade de la « droujina », le docteur Grigorovitch, un monarchiste convaincu ayant rejoint notre unité comme simple soldat, nous apprîmes beaucoup concernant ce meeting « patriotique ». Il y prit la parole avec un discours ardemment patriotique, invitant les hésitants à rejoindre ce 8e corps d’Armée Ukrainienne du Général Vassiltchenko 12Note PL :Le colonel Ignati Mikhaïlovich Vassiltchenko servait dans l’armée de l’hetman et formait le 8e corps de tirailleurs ukrainiens à Ekaterinoslav. Il fut promu au rang de major-général dans l’armée de l’hetman. En novembre 1918, le général Vasilchenko ne se soumet pas aux Petliourovtsy et le 27 novembre 1918, part avec la majeure partie du 8e corps ukrainien vers le sud pour rejoindre l’Armée des volontaires du général Denikine. et non l’armée de Petlioura.

Les participants au meeting étaient nombreux : la salle était remplie d’ex- élèves officiers, il y avait beaucoup de sympathisants à l’appel du docteur Grigorovitch, mais encore plus d’opportunistes et de lâche qui ne voulaient pas prendre parti.

Matin du 26 Novembre 1918, Le siège de la Poste par les les troupes pro-allemandes de Petlioura.

Le matin du 26 Novembre le temps était devenu automnal, quelque flocons de neige tombaient parfois mais fondaient en touchant terre. Il faisait gris et on pouvait s’attendre à de la vraie neige pour la nuit.

Ayant bu mon thé et mis la capote militaire d’Ivan Petrovitch Boutkovsky (le mari de Lydia) qui n’était pas encore revenus du front roumain, je dis « au revoir, à demain » et pris le tramway qui traversait toute la ville en direction de le place de la Cathédrale (Sobornaya plochtchad) jusqu’à la station terminale, à coté des casernes des régiments de Féodossia et de Simféropol dans la cour desquelles se trouvait un petit bâtiment isolé abritaient la « droujina » du colonel Ostrovski. Ce jour, notre section devait partir garder la Poste. Il faisait frisquet, la neige commençait à tomber. Les quelques kilomètres qui nous séparaient de la Poste furent parcourus rapidement.

Bâtiment de la poste à Ekaterinoslav avant 1917.

La mitrailleuse fut placée dans le vestibule de l’entrée principale de la Poste, et nous nous installâmes à l’intérieur, jouant aux échecs ou aux cartes, tout en discutant des nouvelles du jour. Ce n’est que par notre sentinelle, postée à l’extérieur, que nous apprîmes que sur le trottoir opposé apparurent quelques cavaliers des unités de Petlioura, regardant de notre coté et parlant entre eux.

Ultimatum des « Petliourovtsy » : « Evacuez la Poste ! »

L’alerte fut donnée, chacun pris son poste de combat prévu à l’avance aux fenêtres, les fusils et la mitrailleuse armés, et nous nous préparâmes au combat.

Au bout de quelque temps, des parlementaires avec drapeau blanc s’approchèrent et lancèrent leur ultimatum « Evacuer la Poste, nous avons beaucoup de cavalerie et toute résistance sera inutile ! ». Ils essayaient de nous faire peur, et pour nous impressionner, commença un carrousel sans fin de cavaliers, passant et repassant sur le trottoir opposé. La ruse était cousue de fil blanc : les cavaliers passaient devant nous, tournaient à droite au coin de la rue « Sadovaya », faisant le tour de la résidence du Gouverneur, puis prenant la rue « Politseîskaya » venaient par le « Ekaterininsky Prospect » repasser de nouveau devant la Poste. Sans répondre à la provocation, nous restions silencieux à nos postes, le doigt sur la gâchette. Et cela dura une bonne heure.

Notre retenue n’était pas du goût de « joupanes bleues », mais de toute évidence ils n’avaient pas envie de mourir au combat et la manifestation s’arrêta pacifiquement.

Du crépuscule, on passa à la nuit, la neige tombait de plus en plus drue et le silence s’établit. C’est alors que le chef de la garde reçus par téléphone l’ordre de lever l’ancre et de rentrer à la caserne.

Retour à la caserne.

Les rues étaient couvertes d’une dizaine de centimètres de neige. Nos bottes commençaient à prendre eau. Il restait à monter jusqu’en haut de la colline pour se retrouver chez soi, dans nos casernes.

Après avoir passé devant le Lycée Moderne N°1 et le Séminaire, nous prîmes à droite la rue « Starodvorianskaya », puis à gauche la rue « Gogol » jusqu’à notre baraquement en bois.

A l’entrée du bâtiment, la sentinelle piétinait. A travers les vitres on voyait une agitation inhabituelle. Les portes à peines franchies, nous fûmes accueillis par des joyeuses nouvelles : ordre à été donnée de rassembler les armes, les munitions (250 cartouches et deux grenades à main par personne) ainsi que le paquetage individuel. Ce soir, à minuit, nous évacuons Ekaterinoslav sans combat et, dans le cadres de l’ex-8ème Corps d’Armée Ukrainien commandé par le Général Vassiltchenko, nous partons en Campagne vers le Sud, pour rejoindre l’Armée des Volontaires du Général Denikine.

En attendant, nous devons nous déplacer vers les bâtiments de la caserne du régiment de Simféropol. Notre Droujina se retrouva donc dans les quartiers qui nous étaient assignés.

Caserne et cimetière (Carte Ekaterinoslav 1915)

 Nous étions agréablement excités par la nouvelle de la Campagne à venir. Cette nouvelle devant rester absolument secrète, toutes les permissions furent annulées. Dommage ! Nous aurions bien voulu dire adieu aux siens, qui sait ce qui adviendra à chacun de nous ?

Toute la zone de nos casernes, était plongée dans l’obscurité totale, les lampadaires des rues ayant été, pour la plupart, mis hors d’usage lors d’escarmouches récentes avec l’ennemi. De sentinelles et des patrouilles furent placées suffisamment à distance pour prévenir toute attaque surprise des « Petliourovtsy ».

Mon frère Fédor est aussi là.

Assis sur nos couchettes, nos discussions nous discutions des nouvelles du jour. L’ambiance était animée. J’étais assis avec à ma droite mon ami le cadet Vladimir Molchanovsky et son camarade Poltaratsky. Alors que je me penchais pour prendre quelque chose dans mon sac, on entendit le claquement d’un coup de feu, le sifflement d’une balle et un cri « aïe ! ». Une balle avait traversé la fenêtre, ricoché sur le mur et blessé légèrement au pied le frère de Molchanovsky. Mon ange gardien était là, car si je ne m’étais pas penché, la balle m’était probablement destinée !

Un peu plus tard, alors qu Moltchanovsky et moi revenions de la salle à manger, où nous étions allés boire du thé, j’entendis quelqu’un qui appelait mon nom. Quelle ne fut pas ma surprise de voir apparaître mon frère Fédor qui étais supposé se trouver dans les casernes d’artillerie, à l’autre bout de la ville, au bout de la rue « Korotkaya ».

Il m’informa joyeusement qu’en compagnie de son beau frère (Stefik Bandourovsky, frère de sa femme Maroussia) et de ses camarades Génia Levitski et d’un autre condisciple de du Lycee Moderne N°2, ils se sont emparés de deux canons, avec leurs munitions, et sont arrivés au galop dans notre caserne.

Ce fut une grande joie de se retrouver, mêlée à quelque tristesse de voir mon frère obligé de quitter sa maison et sa jeune femme alors qu’il venait tout juste de se marier. Il m’entraîna à sa réunion d’officiers et me présenta à son chef, le Général Beneskoul.

De retour dans ma section, je fus témoin d’un autre événement heureux : nous vîmes entrer dans notre caserne une compagnie d’infanterie composée de jeunes et alertes soldats, équipés pour le combat  coiffés de  bonnets de fourrure tout recouverts de neige, conduits par un jeune et martial officier, le capitaine Orlov. Ils venaient d’un chef-lieu de district nommé Novomorsk, sur la rive gauche du Dniepr. Braves garçons ! A la vue de ces jeunes volontaires notre moral remonta encore d’un cran.

Vers 9 heures, je fus envoyé monter la garde à la pointe extrême du cimetière, près de la descente qui menait au Ravin des Gendarmes. Mon poste se trouvait à coté d’un lampadaire à gaz, resté encore intact, et qui se balançait sous le vent qui devenait de plus en plus fort. La neige tombait drue. Derrière moi se trouvait le mur du cimetière. Je faisais les cents pas, scrutant du regard le manteau neigeux blanc recouvrant la descente du ravin vers le Dniepr.

Par moments, il me semblait voir des ombres ou des silhouettes se déplaçant d’un endroit à un autre. Les ordres étant de n’utiliser la grenade qu’en cas d’apparition réelle de l’ennemi, je lançais alors un « Qui va là ? »  ponctué d’un coup de feu, qui restait sans réponse, le son étouffé par les bourrasques de neige. Et le mirage disparaissait. Enfin je vis arriver la relève. Merci mon Dieu, je commençais à avoir froid aux pieds !

Retour à la caserne de la Compagnie

De retour à la caserne, nous y trouvâmes un grande agitation : chacun préparait son paquetage, le Commandant du Corps d’Armé Vassiltchenko ayant officiellemnt confirmé l’ordre de départ. Hourra !

La « nouvelle » n’était plus un secret, et cela amena une certaine effervescence parmi les militaires de tous rangs qui se trouvaient dans la caserne, car peu de ceux qui se sont enregistré avaient réellement l’intention de partir en campagne. Beaucoup de ces officiers démobilisés, et notamment ceux qui avaient ici de la famille, préféraient rester à Ekaterinoslav et essayaient de quitter subrepticement la caserne. Le commandement renforça les patrouilles de garde à l’extérieur, donnant l’ordre de ne laisser sortir personne. Mais déjà beaucoup avaient réussi à s’éclipser vers la ville. Mes camarades m’ont décrit, plus tard, des scènes telles que celle d’un officier, d’âge moyen, qui s’était mis à genoux dans la neige pour leur demander de le laisser rejoindre sa famille. Un tel spectacle était si désagréable, qu’ils le laissèrent passer, le jugeant indigne, et incapable de devenir un vrai « volontaire ».

Finalement, environ 1100 personnes seulement, dont quelques infirmières et quelques femmes d’officiers, se joignirent à la « Campagne d’Ekaterinoslav », ce qui était bien peu glorieux pour une ville comme Ekaterinoslav.

Alors que nous étions en train de préparer nos affaires, Molchanovsky et moi entendîmes une voix ordonner de prendre le plus possible de grenades et de cartouches, et aussi tout ce que nous voulions au magasin d’habillement. Tout ce qui y restera, sera à la disposition des habitants de la ville avant que les  « Petliourovtsy » ne s’en emparent le jour suivant. 

Nous sommes tous rués au magasin. Au début, ce fut étrange et curieux d’observer les Volontaires qui allaient partir vers une mort possible, tomber dans une psychose collective de foule révolutionnaire et prendre tout ce qui tombait sous la main, au lieu de se limiter aux vêtements et objets réellement nécessaires pour la marche et le combat.

A ma grande honte, je dois avouer que je me suis laissé emporter par cette ambiance : voyant un rouleau de tissus de flanelle, pouvant servir à se fabriquer des jambières, je m’en emparais et me mis à courir vers mes quartiers, lorsque je senti soudainement une résistance : je m’arrêtais, et, me retournant, je vis qu’à mon rouleau était attaché un autre rouleau sur lequel tirait un camarade. Nous sommes regardés, et réalisant l’inanité et le ridicule de la situation, nous jetâmes les rouleaux par terre en riant, et partîmes nous approvisionner en cartouches et autres matériels plus utile pour le combat.


  • 1
    Note PL : Tchoulanovsky, Ivan Ivanovich, né en 1898 à Ekaterinoslav. Fils de prêtre. Séminariste garde-marine des classes spéciales de gardes-marine. Armée des volontaires à Yekaterinodar, puis à Odessa, navigue sur le Koubanets. Il rejoint l’armée blanche sur le front oriental (embarqué sur le transport « Jérusalem »), début 1919 à l’école navale de Vladivostok. Il a été évacué le 31 janvier 1920 sur l’Oriol. Garde-marine de vaisseau (le 2 avril 1920 à Singapour). 27 oct. 1920 rejoint l’Armée russe à Sébastopol sur l’aviso Yakout. Mitchman (le 10 décembre). Le 25 mars. 1921 dans l’Escadre à Bizerte ; mars à avril 1922 commandant e l’aviso Yakout. Emigrant à partir du 25 juillet 1922 en France et à partir de 1923 à New York. Du 31 janvier 1944 et 20 janvier 1949 membre de l’Association des anciens officiers de la marine russe en Amérique. Diplômé de l’université (1931). Ingénieur. Décédé. 25 avril. 1972 à Lakewood, USA (source S.V. Volkov).
  • 2
    Note PL : Kliutchinskii-Pol Nikolai Klimentyevich, garde-marine des classes spéciales de gardes-marine. Dans les FASR avant l’évacuation de Crimée. Mitchman (1920). Evacué avec l’Escadre russe vers Bizerte. Diplômé de l’école navale en été 1921. Pendant la Seconde Guerre mondiale émigre en France. Ingénieur. Décédé le 28 avril 1972 à St Avold (France) (source : S.V. Volkov).
  • 3
    Note PLPesliak Viktor Frantsevitch, né en 1896. Classes spéciales de gares-marine 1918. Dans les FASR et l’Armée russe jusqu’à l’évacuation de la Crimée. Mitchman (24 février 1918). Le 25 mars 1921, dans l’Escadre russe à Bizerte. Il a émigré en Tunisie en 1938. Décédé en Tunisie. 1983 à Tunis. (Source : S.V. Volkov).
  • 4
    Note PL 😕 il y avait 2 Bogolioubov dans cette section, Piotr et Mikhail
  • 5
    Note PL :Beloslioudoff. Classes spéciales de grades-marine en 1918 (non diplômées, 1916). Dans les FASR et l’Armée russe. Mitchman. En novembre-décembre 1920 évacue en Yougoslavie sur le navire « Vladimir » puis retourne à Constantinople. À l’été 1921, à Constantinople. Émigre en France Décéde le 17 décembre. 1939 à Marseille. (Source : S.V. Volkov).
  • 6
    Note PL 😕 il y avait 2 Sventzisky dans cette section, Vladimir et Viatcheslav)
  • 7
    Note PL : paletots
  • 8
    Note PL : les Rouges, les Blancs et les Polonais désignaient souvent L’armée ukrainienne ou « ukrainisée » à tort de Petlyurovsy. La situation en Ukraine était particulièrement chaotique. La première guerre mondiale s’était achevée le 11 novembre 1918. L’hetman Skoropadsky, dirigeant de l’Ukraine, soutenu par les Allemands, avait pris mi-novembre 1918 une orientation pro-russe et avait tenté d’entrer en relation avec l’Armée des volontaires. Le 13/14 novembre un Directoire avait été constitué dans le but de renverser Skoropadsky. Petlioura commandait l’armée du Directoire. Le 14 novembre Skoropadsky annonce la fédération de l’Ukraine avec la Russie (non bolchévique). Les troupes peu nombreuses de Skoropadsky, constituées par de nombreux officiers russes et commandé par le général Dolgorouki affrontent les troupes de Petlioura et sont battues. En même temps un ordre (N° 64 du 25 octobre) de l’Armée des volontaires ordonne aux officiers russes de se considérer comme faisant partie de l’Armée des volontaires ce qui ajoute à la confusion. Le représentant de l’Armée des volontaires à Kiev, le général Lomnovski est arrêté et il annule cet l’ordre mais les relations entre officiers russes et Skoropadsky se détériorent. Le 14 décembre les officiers russe de l’Armée des volontaires arrêtent le conflit, se démobilisent et rejoignent Kiev suivis par les troupe de Petlioura. Ce même jour Skoropadsky abandonna le pouvoir.
  • 9
    Note PL : Les Allemands soutenaient l’adversaire de Petlioura, l’hetman Skoropadsky et non Pétlioura. Par ailleurs, au 26 novembre les Allemands et les Autrichiens avaient bien d’autres préoccupations que les affrontements entre les Petliourovtsy et 8ème corps d’Armée ukrainienne, et préparaient le retour au pays. Il y a eu d’ailleurs un affrontement armé à Ekaterinoslav entre les troupes austro-allemandes et les Petliourovstsy et qui se termina par la victoire des Petliourovtsy.
  • 10
    Note PL : le général Kornilov fut tué le 16 avril 1918 et son chef d’état major, le général Dénikine, pris sa succession à la tête de l’Armée des volontaires.
  • 11
    Note PL : Le capitaine du 3-ème régiment de dragon Igor Viktorovitch Labinski estimait le nombre d’officiers qui se trouvaient à Ekaterinoslav à ce moment à 11 000.
  • 12
    Note PL :Le colonel Ignati Mikhaïlovich Vassiltchenko servait dans l’armée de l’hetman et formait le 8e corps de tirailleurs ukrainiens à Ekaterinoslav. Il fut promu au rang de major-général dans l’armée de l’hetman. En novembre 1918, le général Vasilchenko ne se soumet pas aux Petliourovtsy et le 27 novembre 1918, part avec la majeure partie du 8e corps ukrainien vers le sud pour rejoindre l’Armée des volontaires du général Denikine.

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