MEMOIRES D’UN OFFICIER DE LA MARINE RUSSE DANS LA TOURMENTE REVOLUTIONNAIRE D’IVAN ROSOFF. DE PETROGRAD A BIZERTE.
CHAPITRE 10. LA MORT DE L’ESCADRE (DU 7 FEVRIER 1921 AU 25 MAI 1921 (BIZERTE BAIE DE KAROUBA)
Le 7 février 1921.
Aujourd’hui, Fédia, Kolia, Sacha et moi remplirent le formulaire de demande de travail dans l’agriculture et, compte tenu de la « mort » de notre glorieuse escadre, nous remîmes notre demande de mise à terre au Commandant de la Flotte Russe.
Le 3 Mars 1921.
En attendant, notre vie continua à bord. Les jours de semaine étaient occupés à divers travaux de bord et lessive de linge. Le soir, et les jours fériés, la lecture de tout ce qui pouvait nous tomber sous la main. Et puis nous nous réunissions en groupes d’amis, pour rêver ensemble de notre retour en Russie, dont nous n’avions pratiquement aucune nouvelle.
Du 4 mars au 7 mars 1921.
Les 4 et 5 mars, on nous amena, pour la désinfection, au port français Ferryville qui se trouvait tout au bout du lac. Le 7 mars, de retour à bord, nous apprîmes, par le journal « L’affaire de tous » qu’en Russie, tout le long de la Volga, il y eu une insurrection de paysans, et qu’il y avait des combats et des barricades à St Petersbourg et à Moscou. Ces nouvelles eurent un effet bénéfique sur notre moral. Nous voulions espérer que ces nouvelles étaient vraies.
Le 8 mars 1921.
Aujourd’hui nous eûmes de nouvelles informations : Zinoviev a été tué et Moscou ainsi que St Pétersbourg étaient aux mains des insurgés.
Nous eûmes aussi l’information que toute l’armée de Wrangel a débarqué sur la côte de Dalmatie pour se diriger on ne sait où. Certains disaient qu’ils allaient occuper la partie orientale de la Galicie, d’autres, qu’ils allaient combattre les Allemands !
Cette dernière hypothèse était fondée sur l’état de tension qui régait entre la France et l’Allemagne qui refusait d’observer certaines stipulations du Traité de Versailles.
D’autres disaient que la France avait lancée un ultimatum, expirant le 7 mars, et qu’une nouvelle guerre allait commencer ?
On parlait aussi de mobilisation en France ? et du départ de Bizerte de troupes coloniales françaises.
Bref la désinformation était totale.
Nous avons reçu aujourd’hui les certificats nous donnant le droit de descendre à terre.
Tout cela me fit revenir à la mémoire le texte du télégramme reçu par le « Pylkyi », alors qu’ayant quitté la Russie, nous étions déjà au milieu de la mer Noire :
« Avis à tous : nous informons que tous les officiers et matelots de la Flotte Russe, se trouvant à bord des navires partis à l’étranger, sont déclarés hors la loi pour une période de 10 ans ! ».
Du 9 au 16 mars 1921.
Nous sommes toujours à notre place dans la baie de Karouba. D’après les journaux, cela bouge en en Russie. Que Dieu fasse que notre retour puisse se réaliser rapidement.
Kolia, Sacha et moi sommes allés par trois fois à terre. Nous avons fait publier une annonce dans le journal « La Dépêche Tunisienne », libellée « Six personnes cherchent un emploi, première semaine gratuite acceptée…etc. »
Je suis allé visiter mes amis Mitia Ponafindine et Petia Poplavski, qui sont au camp de Nador, à quelques 8 km de Bizerte. Enfin, avec Sacha Voyevodine, je suis allé au café « Le Chat Noir » à Bizerte.
Le 16 mars 1921.
Aujourd’hui le Commandement a diffusé une annonce proposant à ceux qui voulaient quitter les bateaux de passer aux Camps de « Tatarka » ou de « Nador. Tous ceux qui avaient leur famille à bord, sauf le lieutenant Plotto, acceptèrent la proposition.
Hier, on apprit de source française, que nous devions nous attendre à une mobilisation de l’armée russe. Cette rumeur nous parut vraisemblable, en tout cas on voulait y croire tant était grande notre soif d’illusions.
Du 17 au 19 mars 1921.
C’est le printemps. Tout le bord de mer est couvert d’herbe verte, de marguerites et de violettes. Les odeurs nous font tourner la tête. Dire que dans quelques mois tout sera brûlé par le soleil ardent d’Afrique.
Sur le pont du « Gnevnyi », comme sur les autres torpilleurs, c’est la routine : lavage du pont, astiquage des cuivres, travaux de cambuse, pelage de pommes de terre, lavage du linge et couture. A midi c’est le déjeuner : les officiers et leur familles au carré des officiers, les autres dans le poste d’équipage.
L’après midi, la sieste et quartier libre : pas d’activités définies, on joue aux cartes ou aux échecs, on organise des concours de n’importe quoi, ou encore on part à pieds en permission à Bizerte qui se trouve à environ deux kilomètres de la baie de Karouba..
A Beikos, nous avions embarqué, en qualité de matelots, un groupe formant un orchestre cosaque. Le soir, nous organisions des soirées dansantes auxquelles étaient invitées toutes les messieurs et dames des autres navires amarrés bord à bord. La soirée se terminait par la cérémonie de la descente du drapeau. Nous essayions de nous divertir, mais tout cela ne faisait pas disparaître la nostalgie de notre Patrie perdue.
Sur la suggestion de mon frère, nous nous mîmes aussi à la pêche et les poissons étaient nombreux dans l’eau presque stagnante de notre lagon. Cela nous permettait d’améliorer notablement le menu du bord avec des « côtelettes de poisson » frites arrosées de vin rouge local. Chacun essayait d’apporter quelque variété dans notre vie monotone
Presque chaque jour, notre petit groupe d’Ekaterinoslav se réunissait au carré ou dans ma cabine, pour parler du passé dans notre Patrie, ou pour discuter des événements politiques de Bizerte ou du reste du monde.
Le 19 mars 1921.
Aujourd’hui, mauvaise nouvelle : l’insurrection de Cronstadt à été liquidée, une partie des survivants se sont réfugiés en Finlande, et les autres sur les navires Gangout et Petropavlovsk qui réussirent à passer en territoire neutre. D’après les journaux, des règlements de comptes sanglants ont suivi la chute de Cronstadt. Malgré l’insuccès de l’insurrection, nous continuons à croire que les bolcheviques finiront par tomber car, dans le désordre général, il a partout des révoltes paysannes et ouvrières.
Nous devons attendre, ne pas nous laisser démoraliser, et utiliser au mieux le temps libre pour acquérir des connaissances utiles. L’état-major de l’escadre nous informe ce jour, que les autorités tunisiennes se préparent à proposer aux émigrants russes des postes de technicien et de fonctionnaires dans divers domaines. Fédia et moi, nous nous dépêchons de déposer notre candidature.
Du 20 au 27 mars 1921.
Le temps est mauvais. Nous vivons comme avant. L’ennui commence à se faire sentir de plus en plus. Nos navires de guerre, tous couverts de linge séchant sur les cordes, donnent de plus en plus une atmosphère de mort à notre escadre.
Triste fin pour nos glorieux navires.
Avec beaucoup de retard, nous recevons quelques nouvelles du pays natal.
Aussi souvent que possible, nous achetons et lisons le journal « L’affaire de tous », édité par Bourzev. Ce brave éditeur n’a pas peur de critiquer les Alliés, qui refusant de se souvenir de l’aide colossale apportée par la Russie, leur lutte contre les Allemands et contre l’Internationale Socialiste, on signé un accord de paix avec la Russie Rouge et n’ont pas voulu apporter d’aide alimentaire aux assiégés affamés de Cronstadt.
Et Bourzev a raison de dire qu’à l’avenir, aucun Russe ne pourra jamais s’allier à l’Angleterre, se rappelant sa conduite pendant les moments difficiles de notre pays.
Le 27 mars 1921.
Sacha, Kolia, Fédia et moi organisâmes aujourd’hui une petite libation. Après cela, tout endormi, j’entendis Kolia dire à mon frère, que dans les cas où le bolcheviques proposaient aux émigrants de rentrer au pays, il rentrerait, même si aucune garantie n’était donnée pour sa sécurité. Quant à moi, je décidai sur le champ, que je rentrerai pas en Russie tant que les bolcheviques seraient au pouvoir, car je ne pouvais pas admettre une compromission quelconque avec des gens niant et refusant Dieu.
Ces derniers temps, les soirées dansantes étaient organisées de plus en plus souvent et moi, j’y prenais part de moins en moins, car les beuveries, danses et distractions ne faisaient que raviver mon sentiment de nostalgie.
Du 17 au 19 mars 1921.
Ces derniers jours apportèrent beaucoup de choses désagréables pour les Russes. Sous la pression des Anglais, la France exigea de Wrangel son départ et la dissolution rapide de l’armée Blanche et de sa flotte.
Il fût même proposé au Russes de choisir entre le Pays Soviétique et le Brésil !
Sur l’île de Lemnos, sous la menace des canons, 3000 cosaques furent embarqués de force sur des cargos vers et ramenés chez les Soviets.
Ces événements étaient révoltants et nous sentîmes que la Russie ne pouvait plus compter sur le soutien de la France.
Il fut même annoncé dans notre Flotte, que chaque navire ou camp devait établir la liste de ceux qui désiraient rentrer en Russie. Mais cela n’alla pas plus loin.
D’après les journaux français, il semblait que l’opinion publique française n’approuvait pas ces actions du gouvernement français, qui ne furent d’ailleurs pas exécutées, mais qui eurent quand même une influence sur de sort de l’armée russe internée en Serbie et en France.
Ces actions du gouvernement français s’expliquaient par les difficultés financières de la France à la fin de la Grande Guerre. Les autorités locales en Tunisie, elles, nous expliquèrent que la France était obligée d’agir ainsi pour calmer l’opinion publique anglaise, qu’en pratique, cela ne fera que rester sur le papier, et que les français comprenaient parfaitement la nécessité de sauvegarder l’amitié franco-russe, sans laquelle il n’y avait pas d’avenir….
De toute évidence, notre petit groupe devait envisager de lever l’ancre et aller vivre sa vie d’émigrants russes en gagnant son pain sur terre. Trois d’entre nous avaient déjà été travailler sur un tanker américain, et avaient gagnés chacun 36 francs en trois jours. Le moment de quitter le navire approchait et nous le préparions pour sa « conservation de longue durée ».
Voyant l’inévitable arriver, nous remîmes au commandant du Gnevnyi notre demande officielle d’être rayés des rôles du navire».
Le 22 mai 1921.
Le 22 mai 1921, tout notre groupe fut transféré au camp « Nador ».
Le 23 mai 1921.
Le 23 mai, Maliarevski, un ami de Sacha Voyevodine, organisa notre embauche dans les vignes.
Les 24 et 25 mai 1921.
Arrivés à Tunis, nous y passâmes la nuit, et le lendemain nous fûmes emmenés travailler dans un riche ferme (Lycaris). Dès l’après midi, nous fûmes employés à ramasser le foin.
Le 25 mai 1921.
Nous travaillons dans les vignes. Le travail est dur et tous mos muscles sont douloureux.
Et c’est ainsi, que, reforgeant « nos épées en socles de charrue », nous commençons une vie de travailleurs, à la Grâce de Dieu !