MEMOIRES D’UN OFFICIER DE LA MARINE RUSSE DANS LA TOURMENTE REVOLUTIONNAIRE D’IVAN ROSOFF. DE PETROGRAD A BIZERTE.

MEMOIRES D’UN OFFICIER DE LA MARINE RUSSE DANS LA TOURMENTE REVOLUTIONNAIRE D’IVAN ROSOFF. DE PETROGRAD A BIZERTE.

CHAPITRE 6.

LA CAMPAGNE D’EKATERINOSLAV (du 26 novembre au 31 décembre 1918).1Note PL : lors de la chute du pouvoir de l’hetman Skoropadski, le 8ème corps d’armée de l’hetman, conserva sa capacité au combat tout en refusant de se soumettre aux rebelles de Petlioura. Le 23 novembre 1918, des affrontements armés eurent lieu entre le corps et les forces de Petlioura, à la suite desquels Ekaterinoslav resta aux mains du corps d’armée. La situation autour de la ville continuait toutefois à être incertaine pour les troupes qui la défendaient et les commandants du corps d’armée ainsi que la plupart des hommes formèrent un détachement sous le commandement du général Vassiltchenko et décidèrent de rejoindre l’Armée des volontaires (environ 50 000 hommes sous le commandement du général Dénikine) qui combattaient l’usurpateur bolcheviste. Le détachement au départ de Yekaterinoslav comptait dans ses rangs plus de mille hommes dont 850 fantassins et 150 cavaliers équipés, la plupart des officiers et était équipé de canons et d’engins blindés. Le trajet parcouru fut de plus de 500 km dans des conditions climatiques difficiles. De nombreux combats furent menés avec les forces de Petlioura, les anarchistes de Makhno et les forces du colonel Grigorieff (partisan de Petlioura) avec succès notamment lors de la bataille de Berislavl avec ce dernier. Le détachement rejoignit l’Armée des volontaires fin décembre. Cet apport en hommes équipés et expérimentés fut précieux pour les Forces blanches.  Le 26 décembre 1918 un accord fut conclu entre le général Krasnoff commandant les Forces cosaques et le général Dénikine pour la constitution des Forces armées du sud de la Russie qui comptèrent environ 250 000 hommes en juillet 1919.

Carte de la « Marche d’Ekaterinoslav » (Carte de l’auteur avec ses annotations)

26 novembre 1918 : Sortie de la ville.

Le 26 nov. 1918, vers 23 heures 30 le rassemblement se terminait : il y avait trois voitures blindées, des carrioles à deux roues avec des caisses d’obus, des carrioles avec des caisses de cartouche, des ambulances, deux canons de 3 pouces, de l’infanterie, une compagnie technique, et deux escadrons de cavalerie2Note PL : des hussards du régiment des Akhtyrtsy. Ce régiment fut formé en 1765 et composé par des cosaques. et des éclaireurs.

La neige tombait sans arrêt, tout était blanc, on entendait tout juste quelques paroles échangées à voix basse, le bruit des bottes sur la neige et le crissement des roues des voitures et des canons qui se mettaient en place dans le convoi.

Le nombre relativement petit de personnes (1100) permit à toute la colonne de se déployer à l’intérieur de la cour de la caserne. La tête de la colonne se trouvait à coté d’une ouverture pratiquée dans la clôture pour permettre la sortie, du cotéopposé à la ville, vers la steppe.

Vers 1 heure du matin (27 nov. 1918), on entendit le général Vassiltchenko donner l’ordre « En avant, marche ! », et la tête de la colonne sortit dans la steppe : des deux cotés, se massait une petite foule d’amis et de familles, qui habitaient dans le voisinage et qui avaient été prévenus quelques minutes auparavant. On entendait des voix nous criant « Que Dieu vous bénisse ! ».

Les quatre sections de la Droujine commandée par le colonel Ostrovski, étaient placées en arrière garde pour couvrir la colonne. Après avoir piétiné sur place pour nous réchauffer les pieds, ce fut notre tour de sortir : à ce moment, à notre coté, des gens déversèrent toute une charrette de lard fumé, en disant « prenez les amis, ne laissez rien aux « petliourovtsy » ! Chacun de nous piqua un de ces morceaux de lard sur la baïonnette, et notre commandant de section, le capitaine Berejnikov, ordonna : « Section, au Pas, en Avant ! Marche !»

Et nous voilà dans la steppe. On entendait des cris « Rentrez pour la Noël, ou le Nouvel An ! », et nous répondions : on essayera ! Ces  cris résonnaient encore dans nos oreilles lorsque nous nous engageâmes dans le « ravins des Gendarmes », vers Alexandrovsk.

Dans l’obscurité d’une nuit sans lune et les bourrasques de vent chargé de neige, on ne voyait rien d’autre que les faibles reflets des traces de pas laissés dans la neige par ceux qui nous précédaient, ce qui nous indiquait le chemin à suivre.

Malgré le froid, la marche, avec notre charge sur le dos, commençait à nous échauffer. Bientôt Ekaterinoslav disparu de notre vue. Soudain nous vîmes à l’horizon une lueur rouge qui semblait être un incendie. Notre section d’arrière garde étant la dernière à passer, nous arrivâmes bientôt au niveau d’un véhicule qui brûlait au bord du chemin : il s’agissait d’un véhicule blindé en panne, que notre section technique avait incendié, après avoir déchargé les munitions sur une carriole.

Plus tard, on nous autorisa à parler dans les rangs. Moltchanovsky et moi discutions à voix basse, du présent, du passé, la neige cessa brusquement de tomber, et nous avions de plus en plus chaud. Et soudain, je me rendis compte avec horreur que mes bottes commençaient à prendre eau, alors que nous n’étions qu’au tout début de notre marche.

Et je me rappelais alors, que la veille, j’avais emprunté ces bottes à mon père pour aller en ville, ne sachant pas encore que nous devions partir en campagne. Bien entendu, ces bottes en chevreau n’étaient pas du tout adaptées à la marche du fantassin en campagne.

Chacun de nous sentait de plus en plus la courroie du fusil qui nous cisaillait l’épaule et le poids du paquetage de combat (2 pouds c.a.d. environ 32 kg).

Et soudain, vinrent à mon esprit les termes du Règlement Militaire du Service de Garnison que nous avions étudié alors que nous étions dans nos glorieuses Classes Spéciales de Gardemarines : « ne te plains pas, supporte la faim, aide ton camarade en difficulté et n’offense pas l’habitant pacifique ! ». A cette pensée, je me mis à rire. Mochanovsky, à qui j’expliquais la raison de ma gaieté, répliqua que lui aussi avait appris ces mêmes phrases, alors qu’il était au Corps des Cadets, et ajouta « ah ! C’était le bon temps ! Pas de soucis. On étudiait, puis on se promenait. Maintenant tout est dans le lac ! »

Nous marchions depuis longtemps déjà, lorsque le commandement, se souvenant de notre jeune âge, de la charge que nous portions et de notre manque d’entraînement, ordonna une halte. Sur les conseils du capitaine Verejnikov, nous nous allongeâmes sur le dos dans la neige, sans même quitter le sac et nous nous assoupîmes aussitôt. Au bout d’un moment, retentit l’ordre « Debout ! En avant, Marche ! ». Se mettant debout avec peine, nous reprîmes la marche, d’une manière aussi alerte que possible malgré la fatigue.

27-28 novembre 1918 : passage d’Ekaterinoslav à Soursko-Litovsk

Sur la route, entre Ekaterinoslav et Soursko-Litovsk, près de cette dernière, une bande de 18 partisans de Petlioura fut liquidée.

29-30 novembre 1918 : à Solenenkoé

Arrivée à Solenenkoé le 29 novembre pour la nuit.

Le lendemain matin, au départ de Solenenkoé, Le capitaine Verejnikov ordonna au caporal Abramovitch et à moi-même de réquisitionner chez des paysans, contre paiement, une « tatchanka » avec son conducteur afin de nous éviter de porter les bagages non nécessaires pour le combat.

Quittant la section, qui continuait son chemin, Le caporal et moi-même nous allâmes vers une proche maison de paysans, dans la cour de laquelle se trouvaient 15-20 villageois avec leurs femmes. Tous nous regardaient d’un air méfiant, inamical.

Nous leur demandâmes poliment s’ils voulaient bien nous fournir contre paiement une charrette avec un conducteur pour le passage jusqu’à la prochaine ville. Ils répondirent que, pour des raisons diverses, ils ne le pouvaient pas. Compte tenu du caractère stratégique de nos besoins, nous les menaçâmes avec nos fusils en lançant «  alors, oui on non ? Vous nous donnez cette charrette ? ». En un instant le tableau changea, la charrette fut sortie, et quelques minutes après, nous rejoignîmes la section. Le capitaine donna l’ordre de charger les sacs individuels dans la charrette et nous, nous étions contents d’avoir résolu le problème sans effusion de sang.

Carte de la « Marche d’Ekaterinoslav » (Carte de l’auteur avec ses annotations) extrait 1.

30 novembre 1918 : combat à Khortitsa, à coté de Neuenbourg.

Arrivés à Neuenbourg (sur la rivière Nevka), nous y nous restâmes pour la nuit du 30 novembre. Le lendemain la colonne repris sa marche dans la steppe, mais la 2ème et la 3ème sections reçurent l’ordre de quitter la colonne et de se diriger vers Khortitsa.

Il était alors à peu près 16 heures lorsque notre « tatchanka », quitta la colonne : devant nous s’étendait la plaine ondulée couverte de neige, avec à droite et a gauche de la route, des amoncellements de neige qui devenaient de moins en moins visibles dans le crépuscule qui tombait.

Note PL : Tatchanka : il s’agit d’une calèche avec capote, suspendue par des ressorts. Elle pouvait être utilisée comme telle ou souvent sans capote, tirée par deux ou trois chevaux et portant une mitrailleuse. Rapide, elle était parfaitement adaptée à la guerre civile en Russie qui était le plus souvent une guerre de mouvement.

Il faisait déjà sombre lorsque le capitaine Verejnikov nous arrêta à voix basse.

Nous étions sur une crête : devant vous, dans le fond du vallon, au-delà d’une haute palissade en bois, on voyait une ligne de tranchées, et au-delà, des isbas, fenêtres éclairées mais, semblait-il, vides d’occupants.

Dans le fond de la combe, le bourg de Khortitsa, but de notre raid de diversion, était noyé dans la neige.

L’ordre fut donné de nous mettre en ligne, à trois pas d’intervalle, avec un éclaireur à chaque extrémité, pour avancer vers les tranchées ennemies.

Le capitaine Verejnikov se plaça au milieu de la section et, à voix basse mais ferme, ordonna « Que Dieu nous protège, en avant, marche ! »

Un petit vent, venant du coté des tranchées, nous permettait d’entendre le son des voix angoissées des « petliourovtsy ».

Nous marchions sans parler, d’un pas tranquille, lorsque la mitrailleuse ennemie commença à tirer par rafales, et nous entendîmes le sifflement des balles et les cris « salauds de Cadets, salauds de Blancs, rendez vous ! ».

Nous continuâmes la marche sans répondre. J’avais la peur au ventre, comme au temps des examens. Un de nos chefs de groupe, le sous-lieutenant Starchevsky (qui avait déjà été blessé en 1914) perdit le contrôle de lui-même, et criant « je n’en peux plus » jeta son fusil par terre. Il fut remis à l’ordre par le commandant qui ordonna de continuer la marche.

Visiblement les « petliourovtsy » avaient aussi peur. La mitrailleuse, qui se trouvait à environs 100 pas, se remit à tirer des rafales plus longues, et la lumière rouge sortant de son canon nous permis de la localiser avec précision avec son servant.

A l’ordre « En position couchée, feu par rafales ! » toute notre ligne se jetta à terre et ouvrit le feu sur la mitrailleuse. Au bout de quelques minutes, le servant fut tué et la mitrailleuse se tût. Alors le capitaine Verejnikov ordonna l’attaque, et nous nous mîmes à courir vers l’ennemi.

Si à ce moment quelqu’un m’avait observé, il aurait constaté que je n’avais plus peur, mais au contraire j’étais animé d’une volonté sans faille, courant rapidement et légèrement au moment de sauter par dessus les tranchées abandonnées par les « petliourovtsy », et criant « Hourra ! » dans la poursuite des ennemis qui fuyaient en jetant leurs armes, à la recherche d’un refuge dans les caves et greniers des isbas.

Avec Molchanovsky, nous courrions le long de la route descendant vers les premières maisons de Khortitsa. Malgré le grand froid, nous étions en transpiration et, pour étancher la soif, ramassions des poignées de neige au passage.

En bas de la descente, nous vîmes de sous-lieutenant Starchevsky, revolver à la main, se préparant à abattre un « petliourovets », qui, à genoux devant lui, demandait grâce. J’arrêtai la main du sous-lieutenant en disant « ne tuez pas le prisonnier, il peut nous donner des renseignements ». Heureusement Starchevsky m’écouta, et lors de son interrogatoire, ce prisonnier nous donna de précieuses informations sur les effectifs, positions et plans des « petliourovtsy ».

Nous n’étions pas rassurés en nous approchant dans l’obscurité des maisons aux fenêtres éclairés, qui semblaient  avoir été brusquement abandonnées par leurs occupants au moment du repas, avec les plats encore fumants sur les tables. Il fallait être prudents, et il nous arriva plusieurs fois d’être obligé de tirer dans les fenêtres pour déloger les fuyards.

Pendant notre descente vers le fond de la vallée, nous entendîmes le moteur de notre voiture blindée et le tac tac de sa mitrailleuse : cela fit du bien de savoir que nous n’étions plus seuls.

On entendait aussi éclater des coups de feu de l’autre coté du bourg : il s’agissait de nos deux escadrons de cavalerie qui, pendant notre attaque, avaient pris l’ennemi à revers, et faisaient prisonniers un par un les « petliourovtsy » qui fuyaient.

En traversant une route du bourg, nous entendîmes soudain le son d’une clochette et un bruit de roues. S’étant placés en embuscade des deux cotés de la route, nous vîmes apparaître une carriole avec quatre passagers, des jeunes « petliourovtsy », en bonnets de fourrure et capotes toutes neuves. Après les avoirs désarmés, nous remîmes les prisonniers au poste de commandement. En chemin, ils nous dirent avoir été mobilisés de force à Kharkov et envoyés d’urgence à Khortitsa. Après interrogatoire, ils demandèrent de se joindre à notre armée, ce qui fut accordé. Ils furent incorporés, chacun dans une sections différente, mais sans le droit de porter le fusil, tant qu’ils n’avaient pas gagné la confiance de nos camarades.

Je reparlerai plus tard d’un de ces soldats qui s’appelait « Boyarsky ».

Les 1er et 2 décembre 1918 : quartiers à Khortitsa.

Notre 2ème section s’installa dans la maison d’un colon allemand et, pour la première fois depuis notre départ d’Ekaterinoslav, nous eûmes un vrai repas avec du poulet, des pommes de terre poêlées et de la pastèque salée.

Notre section s’étant fait remarquer par le commandement comme étant l’une des meilleures au point de vue militaire, à partir de ce jour nous fûmes systématiquement placés soit en avant-garde, pour commencer le combat, soit en arrière-garde pour couvrir les arrières de la colonne !

Le 2 décembre au soir.

Après le dîner, la section fut envoyée établir un avant poste de nuit, à quelques 6 verstes (une verste=1.06 km) au-delà de Khortitsa, en direction d’Anastassievka. Après avoir caché notre attelage dans un coin abrité, nous installâmes notre poste et une ligne de sentinelles.

Le paysage était magnifique : les champs couverts de neige, la pleine lune apparaissait et disparaissait au passage des nuages et de temps en temps on voyait apparaître des fusées dans le ciel (les fusées rouges signifiaient « je vois l’ennemi », et les vertes « tout est tranquille »).

Finalement, aucun ennemi ne fut détecté et, après avoir quelque peu souffert du froid, nous rentrâmes à Khortitsa sans incidents.

Du 3 au 8  décembre 1918 : Anastassievka, Vyssokoé, Mariinskoé.

Le 3 décembre nous marchâmes sur Annastassievka, le 4 nous nous dirigeâmes sur Vyssokoe, puis le 5 retournâmes vers Alexandrovsk pour se retrouver le 6 au soir à Mariinskoé, où nous restâmes au repos les 7 et 8 décembre.

La 2ème section fut logée dans l’isba d’un vieil ukrainien. Le maître de maison avait 100 ans mais donnait une impression extraordinaire de jeunesse et de santé, un vrai soldat de l’époque de Nicolas 1er : une taille de deux mètres, une belle carrure, un visage souriant rasé de près, des pommettes saillantes et des yeux marrons. Sa vieille, un peu plus jeune, dans les 90 ans, à peine plus petite que lui, une corpulente et typique ukrainienne avec les mêmes yeux marrons. Le vieux, malgré son vieil âge, semblait jaloux de sa femme, face aux jeunes soldats. Visiblement un couple de vieux qui s’aiment.

Le commandement payait avec des « karbovantsy » (monnaie locale ukrainienne). Nous dormions dans une grande pièce qui comportait un grand poêle traditionnel russe, muni, sur le dessus, d’un couchage où dormaient les maîtres de la maison. Les jeunes de cette famille étaient partis la veille, prévenus à temps par les « rouges », de notre arrivée à Mariinskoé.

Les habitants du bourg nous racontèrent que tous les villages d’Ukraine situés sur la route de notre colonne des Volontaires du Général Vassiltchenko, recevaient des télégrammes du type :

« Avis à tous : l’armée des Volontaires du général Vassiltchenko se fraie un passage vers le sud, vers la Crimée, pour rejoindre le général Denikine. Les Cadet, les Blancs, ne pillent pas la population, paient pour tout (nourriture, fourrage, logement) mais il ne faut pas les croire quand ils disent qu’ils luttent pour la défense de la jeune République et du Gouvernement Provisoire de Kerenski ». En fait, ils luttent pour la Russie tsariste, pour les patrons et les propriétaires. C’est pourquoi les paysans et ouvriers, le prolétariat, doivent lutter en freinant, par tous les moyens, leur progression vers l’Armée des volontaires de Denikine. Ne leur donnez ni fourrage ni pain, attaquez leurs convois, organisez des embuscades et détruisez «l’hydre contre-révolutionnaire» !

De notre coté, nous faisions tous nos efforts pour expliquer à la population, ce pourquoi nous luttions, et quel était le but de notre mouvement. Évidemment, en ce temps là, ni le simple ouvrier russe, ni le paysan, ne pouvaient nous croire et c’est pourquoi, dans la plupart des villages que nous traversions, les gens étaient réticents et non coopératifs, faisant leur possible pour gêner au maximum notre passage vers la Crimée.

Une discussion intéressante et amusante eu lieu avec le vieil ukrainien chez qui nous logions à Mariinskoé. Nous parlions d’une façon très amicale des buts de notre lutte armée. J’essayais de lui expliquer que nous luttions pour la Russie nationale, pour la jeune République issue de la révolution « pacifique » de février, pour le gouvernement provisoire de Kerenski, pour la liberté, pour que les gens vivent mieux etc..,

Et le vieux répondait « Oui, oui, tout cela c’est très bien, mais ce serait mieux si vous nous donniez en même temps le tsar et les soviets ! ». Nous, qui l’écoutions, nous nous sommes mis à rire gaiement : « Comment veux tu, grand père, avoir en même temps le tsar et les soviets ? Nous ne comprenons pas ! ».

Le vieux ne répondit rien, et nous nous dispersâmes pour le dîner.

Le 9 décembre 1918 : Novovorontsevka.

A midi, après le déjeuner, nous commençâmes le mouvement vers Novovorontsevka, qui était à quelques verstes. Les responsables chargés de l’organisation du cantonnement, étaient partis à l’avance pour assigner un logement à chaque groupe, mais quand nous arrivâmes, il ne restait pour notre section qu’une petite maison à la limite du bourg. Nous autres, les fantassins de l’arrière garde, nous n’avions jamais eu de chance, presque toujours il ne nous restait que les plus mauvais logements.

A peine arrivés au nouveau bivouac, je vis venir mon frère Fédor, qui m’entraîna chez les artilleurs. Les artilleurs sont des débrouillards, leurs services leur organisaient toujours les meilleurs logements, et se procuraient dans la ville les meilleures provisions.

Arrivé dans leurs quartiers, je trouvais donc les artilleurs à table avec le Général Beneskoul, lampant du borchtch chaud, avant d’attaquer une poule rôtie.

A table, il faisait bon et chaud ; j’y rencontrai Stefik Bandourovsky (le beau frère de Fédor), Génia Levitsky, Volodia Khariouzov, ainsi que Petia Issatchenkov. Toute notre bande d’Ekaterinoslav. Je leur racontais mes malheurs avec les bottes en chevreau, de mon père, qui prenaient eau. Mais je n’eu pas la chance de goûter la poule, car un messager frappa à la porte, faisant savoir que l’enseigne de vaisseau Ivan Rosoff était demandé d’urgence par le capitaine Verejnikov.

La section devait repartir pour Marïïnskoé ! Il faisait déjà nuit lorsque nous achevâmes de charger les bagages dans la carriole pour revenir vers notre point de départ, chez le vieil Ukrainien.Nous supposions qu’il s’agissait d’une manœuvre de diversion pour donner à l’ennemi des indications trompeuses sur le mouvement de la colonne. En effet, nous savions que nous étions constamment suivis depuis notre départ d’Ekaterinoslav. Devant, derrière, sur le coté, on pouvait souvent observer des charrettes paysannes suspectes, que nos cavaliers éclaireurs devaient arrêter pour vérification ou interrogatoire. Et au moins une fois, nous trouvâmes sur notre chemin le corps d’un de nos hussards, éclaireur malheureux, couché les bras en croix sur la route.

Le 10 décembre 1918, bataille à Mariinskoé.

Carte de la « Marche d’Ekaterinoslav » (Carte de l’auteur avec ses annotations) extrait 2.

Après une bonne heure de marche, nous retrouvâmes notre ancien logement. La maison était archi-pleine. A la porte, la sentinelle avait l’ordre de nous alerter à l’apparition de la moindre fusée rouge signalant la présence de l’ennemi.

Assis par terre ou sur des bancs, nous discutions avec le commandant sur les raisons que pouvait avoir l’Etat Major du Général Vassiltchenko de rappeler la 1ère et la 2ème sections à leur point de départ.

Dans le groupe il y avait trois de mes camarades de classe du Lycée (Choura Lazareff, Serge Leander et Oguievsky) et nous parlâmes du bon vieux temps de notre vie d’étudiants

Il y avait aussi le docteur Grigorovitch avec son jeune frère Vitia.

Quelqu’un proposa d’organiser un orchestre d’instruments à vent, avec des peignes et du papier journal. Ce fut une soirée musicale réussie et le temps passa vite.

La capitaine Verejnikov proposa d’aller noue reposer et dormir. Qui sait ce qui nous attend demain ?

Nous nous installâmes comme on put, et quelques minutes après tout le monde ronflait.

Vers 3 heures du matin, une main me réveilla doucement « Rosoff, c’est ton tour de garde ! »  Bon gré mal gré, il fallait se lever : grâce à ma lampe de poche, je réussis à gagner sortie, et me retrouvai dehors, dans le froid d’une nuit d’hiver.

La nuit était claire, étoilée, et le froid se renforçait. Soudain, vers 4 heures du matin, je vis, le cœur battant, une fusée rouge s’élevant dans le ciel, du coté du bourg faisant face au village Grouchevka, là où étaient placées le sentinelles de la 1ère section (dans laquelle se trouvaient mes compatriotes Arkadïï Maïborod, Efanov et autres étudiants d’Ekaterinoslav).

La 1ère section avait détecté, du coté de Grouchevka, un mouvement de troupes ennemies se dirigeant de notre coté. Sur l’ordre de Verejnikov, je lançais, à mon tour, une fusée rouge pour alerter le reste de nos troupes. Du coté de la première section, commencèrent des échanges de coups de fusils, des rafales d’une mitrailleuse des « petliourovtsy » mais nous n’entendîmes pas le son caractéristique de notre mitrailleuse Colt.

Le 2ème Section bondit hors de notre isba, et se déploya, en courant au secours de la 1ère section. Nous ouvrîmes le feu, au jugé, vers les lueurs des fusils des « petliourovtsy » qui avançaient sur trois lignes vers la 1ère section qui battait en retraite.

Soudain nous entendîmes un cavalier arrivant sur nous, montant à cru un vieux cheval pris chez les paysans : il s’agissait du sous-lieutenant Klimov, encore un de mes condisciples d’Ekaterinoslav, blanc de peur, qui à près avoir crié «  Une armée de petliourovtsy nous attaque du coté de Grouchevka; ils sont au moins 30000 ! » repartit au galop vers Novovorotsevka, sous prétexte d’aller informer l’état-major. Nous fumes tous choqués du lamentable spectacle de cet officier pris de panique, qui n’a pas jugé bon de rester partager le sort de la 1ère section.

Au moment où Klimov nous quittait, il commençait à faire clair, et nous pouvions voir les silhouettes de l’ennemi, marchant en lignes dans les champs enneigés. Très vite, nous entendîmes les pas de la 1ère section qui se repliait vers nous et vîmes les camarades portant Maïborod, les servant de la mitrailleuse Colt, gravement blessé.

Mitrailleuse Colt

Nous eûmes plus tard l’explication du silence de notre mitrailleuse Colt : elle avait été sabotée par Boyarsky, ce même ex-petliouvetz que Molchanovsky et moi avaient fait prisonnier quelques jours auparavant. Ce salaud avait retiré une pièces du mécanisme de la mitrailleuse et s’était enfui dans l’obscurité.

Reculant en direction de Novo-Vorontsovka, où se trouvaient nos forces principales les 30 hommes de ma section, protégés par les murettes en pierre d’environ 1 mètre entourant les maisons du bourg, essayaient de retarder l’ennemi, tandis que la 1ère section alla prendre position derrière nous, à mi-pente de la colline, pour couvrir notre retraite, Nous atteignîmes enfin les dernières maisons du village. Derrière était la 1ère section, et au-delà se trouvaient, couchés, les fantassins du régiment « Kerch-Enikalsky » dans lequel il y avait beaucoup de mes anciens condisciples dont le sous-lieutenant Iacha Krivtsov. De l’autre coté de la pente se trouvait la voiture de la Croix Rouge avec le médecin principal Kronberg. Son fils, qui était garde-marine comme moi, se trouvait au poste de pansement où les blessés arrivaient de plus en plus nombreux.

Les balles sifflaient au dessus de nos têtes. De temps en temps on entendait un tir de mortier des « petliourovtsy ». Notre artillerie n’avait pas encore pris position.

Abrités derrière des clôtures en murets en pierres présentant par ci par là des ouvertures qui nous permettaient de voir, des secteurs de murettes semblables, à une soixantaine de pas, derrières lesquelles l’ennemi était embusqué comme nous. Chacun attendait que l’adversaire se découvre pour passer, le canon du fusil dans l’ouverture, et tirer presque à bout portant.

Le 2ème groupe de la 2ème section, commandé par le lieutenant Kaverine, s’est installé derrière la partie latérale de ces murets, et couvrait le flanc gauche, tandis que le 2ème groupe de la 2ème section, commandé par le capitaine Berejnikov, s’est installé au centre, dans une porcherie, ce qui nous permettait de couvrir aisément le flanc droit ainsi que la route qui venait de Novo-Vorontsovka et traversait Marïïnskoé. J’étais non loin du capitaine Verejnikov, avec à mes cotés Choura Lazarev, Serge Néander et Efanov.

Mitrailleuse de type Maxim fabriqué à Toula à partir de 1910

En résumé, la 2ème section était en première ligne, avec derrière la 1ère section, et plus loin, le régiment « Kerch-Enikalsky » dont les fusils et les mitrailleuses « Maxim » tiraient par-dessus nos têtes.

On voyait de temps en temps s’avancer des groupes d’ennemis leur mortier tirait de plus en plus souvent. A un moment je remarquai que l’ennemi semblait se déplacer derrière les clôtures vers les maisons qui étaient à notre gauche, et j’en avertis le capitaine.

Embusqués dans notre porcherie, les fusils posés sur les appuis de tir, nous tirions posément sur tout ce qui bougeait, comme au stand de tir. Le froid était vif mais les doigts n’étaient pas engourdis grâce à la chaleur de la culasse des fusils. Pour le moment la 2ème section n’avait aucune perte et le moral était bon, chacun se rendant compte de l’importance du moment

Soudain, je vis apparaître, la silhouette penchée d’un petliourovets » tenant en main une « makhnovka » (fusil à canon coupé, utilisé couramment par les bandes de bandits, commandées par un aventurier nommé « Makhno », allié des « petliourovtsy »).

La distance était d’une centaine de pas. Je mis en joue la silhouette qui avançait et fit feu. Je vis l’homme tomber en arrière en lâchant son fusil. « Que Dieu ait son âme » pensais-je. Seul le Diable est gagnant dans cette guerre civile où le frère tue son frère !

A ma droite se tenait le capitaine de gendarmerie Nikitine et à gauche se trouvaient le docteur Grigorovitch, son très jeune frère Vitia, et encore plus loin le lieutenant Kaverine.

Nous continuions à tirer lorsque soudain, je vis Nikitine glisser en arrière, les yeux ouverts et la bouche ouverte comme étonnée, un flot de sang coulant d’un trou entre les deux sourcils.

Mais il n’était pas temps de se lamenter et nous continuâmes à tirer, avec encore plus d’ardeur et colère contre l’ennemi.

Quelques instants après et nous eûmes une autre perte, le docteur Grigorovitch, qui fut tué par une balle reçue au même endroit. Son pauvre frère, éperdu, pleurait doucement à son coté. Et puis mon camarade Oguiévitch fut tué à son tour.

Et ce n’est qu’à ce moment là que je me rendis compte du fait que ma coiffure, un bonnet de fourrure noir confectionné par ma sœur Dora, formait une cible idéale pour l’ennemi qui tirait, comme dans un stand de tir, sur des silhouettes immobiles.

Enfin, notre artillerie, où se trouvait mon frère, tira sa première salve par dessus nos têtes. Les lignes ennemies n’étant séparées que de quelques 50 mètres, le réglage du tir n’était pas facile, et les obus à shrapnel auraient bien pu tomber sur nous. Il n’en fût rien, et cela nous remonta le moral.

Au même moment, l’ennemi commença un mouvement de débordement sur notre flanc droit. Se déplaçant pour se protéger du tir venant de droite, Choura Lazarev fut touché. Le voyant blessé, Serge Neander couru à son aide mais fut aussi touché. Effanov eut le même sort.

On remarqua alors que le long de ligne de front, à une centaine de pas, l’ennemi semblait se rassembler pour une attaque.

Notre chef de groupe, le lieutenant Kaverine, devenait de plus en plus nerveux : le moment semblait venu de décider un repli. Du coté du groupe du capitaine Verejnikov il y avait aussi des blessés et son groupe commençait son dégagement.

Dans l’embrasure de mon muret, je vis un groupe de soldats s’avançant courbés dans notre direction. Un soldat ennemi apparut juste devant moi : je fis feu tout en criant à Kaverine qu’il me semblait que l’ennemi allait attaquer à la baïonnette.

Le groupe du capitaine Verejnikov s’approcha du notre, et Verejnikov donna l’instruction de se replier, groupe par groupe, se couvrant mutuellement. Ainsi fut fait : ayant fait le signe de croix, nous sortîmes de nos caches et commençâmes un tir de barrage après avoir lancé chacun une grenade. Pendant ce temps l’autre groupe courait pour prendre position à quelque distance, et commencer un tir de couverture pour nous permettre de nous dégager à notre tour.

La mort du capitaine Verejnikov.

Alors que nous sautions de murets en murets, les « petliourovtsy » cachés derrière une meule de foin, commençaient à tirer sur notre flanc. Le capitaine Berejnikov était à mon coté ; une balle frappa la poignée de la crosse de son fusil, la cassa, et perça la carotide du pauvre Verejnikov qui lâcha son fusil, mis se mains autour du cou pour essayer d’arrêter l’hémorragie, et courut vers le poste de pansement.

Je me rendis compte que moi, aussi, j’étais blessé.

Quant à moi, courant vers la ligne de l’autre groupe de notre section, je sentis soudain qu’une balle venait de frapper mon bras droit. Je me dirigeai alors vers le poste de pansement de la Croix Rouge.

Attestation de soins délivré au mitchman Rosoff après sa blessure.

Partout, sur mon chemin, il y avait des morts et des blessés. Je vis des visages connus. Je vis le capitaine de gendarmerie Nikitine qui se tordait de douleur, un balle ayant probablement touché la colonne vertébrale, et à coté, le lieutenant Kaverine geignant et nous implorant de le prendre avec nous, et bien d’autres encore. J’avoue n’avoir même pas essayé de soulever Kaverine, car c’était techniquement impossible vu ma blessure au bras. Et j’en eu honte.

Sur le fond de ce champ de bataille, sur la route vers le point de pansement, je vis soudain une charrette sans conducteur, tirée par un cheval rendu fou par la peur et se dirigeant en direction de l’ennemi. L’idée me vînt de m’emparer de cette charrette providentielle pour transporter les blessés. Bravant la peur que j’ai toujours eu des chevaux, j’essayai et réussi à saisir les rênes avec ma main gauche. Le cheval s’arrêta, soudain calmé et hennit joyeusement.

A mon tour, je me calmai, lorsqu’un fantassin, qui n’était que légèrement blessé, accouru et m’implora de le prendre dans la carriole. Voyant qu’il avait l’air de savoir conduire les chevaux, j’acceptai, à condition qu’il prenne avec lui le maximum possible d’autres blessés.

Je continuai ma route vers le poste de secours où le docteur Kronberg et son fils m’aidèrent à dégager le bras de la manche du manteau. Après nettoyage de la blessure, on constata que, Dieu merci, l’os était entier, la balle n’ayant fait que l’effleurer.

Après le pansement, je trouvai au poste mon ami Moltchanovsky qui avait eu la paume de la main percée.

N’écoutant pas les conseils du garde-marine Kronberg d’aller attendre la fin du combat à l’hôpital de campagne installé à Novo-Vorontsovka, Molchanovsky et moi décidâmes de rejoindre la 3ème section installée un peu plus loin, et nous reprîmes le combat en tirant sur l’ennemi, mais avec une dextérité réduite, compte tenu de nos blessures.

Repos dans une maison de garde-barrière.

La bataille continuait. Molchanovsky et moi, toujours en position de tir couché dans la ligne formée par la 3ème section, sentîmes que nous ne pouvions pas tenir longtemps : la douleur au bras, la fatigue et la faim commençaient à devenir trop forts. Il fallait nous restaurer et nous reposer.

Nous nous aperçûmes alors, que non loin de nous, le long du chemin de fer, il y avait une maison de garde-barrière. Une femme d’une quarantaine d’années nous reçu aimablement, et accepta de nous préparer un repas (que bien entendu nous promîmes de payer). Après avoir été demander à l’hôpital de campagne de ne pas oublier de nous prévenir lorsque nos unité quitteront Novo-Vorontsovka, nous revînmes chez la garde-barrière pour jouir d’un bon repas, et ensuite, avec l’autorisation de la propriétaire, nous reposer. Nous dormîmes un couple d’heures, sous le bruit de la fusillade, jusqu’à ce qu’on vienne nous chercher pour rejoindre la colonne qui s’apprêtait à lever l’ancre. Ayant payé et remercié notre hôtesse, nous rejoignîmes le poste de secours pour s’installer dans une « tatchanka » qui faisait partie du convoi de blessés.

Mon frère Fédor m’apporta une paire de bottes en feutre.

Alors que nous attendions le départ, j’entendis quelqu’un qui demandait où se trouvait le Michman Rosoff. C’était mon frère Fédor qui me remit une paire de bottes en feutre, toute neuve, que Génia Levitsky avait réussi à se procurer. Donnant de l’éperon, Fédor repartit immédiatement au galop vers son unité.

Le problème suivant fut de mettre ces bottes malgré mon bras blessé. J’entrais dans une maison voisine dans laquelle se trouvaient une dizaine de villageois, en train de discuter des événements du jour. Ayant fait le signe de croix et salué l’icône de la maison, je demandai la permission de m’asseoir, et les paysans m’aidèrent à me débarrasser de mes bottes mouillées et enfiler ma nouvelle paire de « valenkis ». Ayant remercié tout le monde, je rejoignis ma tatchanka, les pieds au sec et le moral remonté. Au loin, on entendait toujours la canonnade et le tac tac des mitrailleuses.

Raid sur la station « Tok » (récit d’un participant au raid).

Pendant la bataille entre Novo-Vorontsevka et Marïïnskoé, le Haut Commandement avait envoyé une unité de mitrailleurs effectuer un raid sur la station « Tok », afin d’influer sur le sort de la bataille en frappant par surprise les arrières des « petliourovtsy ». Pour créer un effet de surprise, nous nous enfonçâmes loin vers l’arrière, puis revînmes vers la station isolée le long du chemin de fer qui la reliait à Alexandrovsk. Nous nous emparâmes de la station sans problèmes, faisant prisonniers le chef de station et son adjoint. Le revolver sur la tempe, le télégraphiste fut obligé d’envoyer un télégramme demandant l’envoi sans délai d’un convoi de « petliourovtsy » pour apporter de l’aide aux ukrainiens qui attaquaient la colonne du Général Vassiltchenko.

Après avoir attaché solidement nos cheminots prisonniers, la compagnie de mitrailleurs se divisa en deux parties et installa les mitrailleuses à l’abri dans des tranchées, des deux cotés de la voie.

A l’endroit de notre embuscade, le chemin de fer formait une courbe qui devait se trouver sous le feu croisé de nos mitrailleuses. Soudain, nous entendîmes le sifflet du train qui arriva lentement et s’arrêta au niveau de la station. Nous comptâmes quarante wagons de marchandise (chacun prévu pour 40 hommes ou 8 chevaux). Étonné de ne voir aucun personnel devant la station, un des conducteurs descendit de la locomotive pour voir ce qui se passait. Le train était à peine engagé dans la gare, nos cœurs battaient d’énervement, et l’un d’entre nous, ne put s’empêcher de lâcher prématurément une rafales de mitrailleuse : le conducteur ne fut pas touché et réussit à remonter dans la locomotive qui fit marche arrière malgré le feu nourri de toutes nos mitrailleuses. Les balles frappaient les parois en bois des wagons, l’ennemi subit certainement des pertes mais réussit à se dégager.

Après cet échec, nous rentrâmes à « Marïïnskoé » pour attaquer avant que ne tombe le soir l’arrière des « petliourovtsy » dont l’offensive fût stoppée.

Nous quittons Novo-Vorontsevka

La bataille de Novo-Vorontsevka et Marïïnskoé.

Cette bataille eut lieu le 10 décembre, de 4 heures du matin jusqu’à 18 heures. Nous avions perdus de nombreux soldats, morts ou blessés. La Compagnie de mitrailleurs, qui avait effectué le raid sur Tok, n’eut aucune perte.

Avant notre départ, afin faciliter le mouvement de la colonne, le commandement décida de laisser les blessés graves aux bons soins du maire de Novo-Vorontsevka et des habitants du village. Quand à moi, bercé par le mouvement de la tatchanka du convoi de blessés je sommeillais doucement, emmitouflé dans ma capote et les pieds au chaud.

11 et 12 décembre : Doudchino, le monastère de Bizioukov puis de nouveau Doudchino.

Le lendemain, un combat de jour eu lieu vers Doudchino ; l’ennemi fut mis en déroute, et nous restâmes à Doudchino pour la nuit.

Au lever du jour, le 12 décembre, la colonne prit le chemin du Monastère de Bizioukov où nous arrivâmes le soir. Les blessés furent installés dans le monastère même, sur de la paille, à même le sol. A peine couchés, nous entendîmes des tirs de fusil et de mitrailleuse, et le combat recommença. Au bout d’une vingtaine de minutes, on amena à coté de moi et de Moltchanovsky, un blessé, mon condisciple, le lieutenant Jérébtsov, le front gravement touché par une balle : le blessé, sans connaissance, geignait et le médecin qui le pansait secoua la tête en murmurant « il ne survivra pas le pauvre ! ». Quelques instants après, vînt le prêtre pour donner l’extrême onction aux mourants et la communion à tous ceux qui le désiraient. Triste spectacle!

Les 13 et 14 décembre 1918 : Bérislavl.

Le combat autour du monastère de Bizioukov ne se termina qu’au matin, et nous reprîmes le chemin vers Bérislavl. En cours de route, il y eu une escarmouche entre notre cavalerie avec une unité ennemie, qui se replia pour éviter d’être sabrés par les hussards. Nous passâmes la nuit du 14 décembre dans les bâtiments d’une école municipale, dans la ville même de Bérislavl.

Les 15, 16, 17 et 18 décembre 1918 : Khakhovka, Natalino et Tchaplinka.

Carte de la « Marche d’Ekaterinoslav » (Carte de l’auteur avec ses annotations) extrait 3.

Sur ordre du Général Vassiltchenko, le 15 au matin, nous traversâmes le Dniepr et installâmes nos quartiers à Khakhovka. Le 16, nous prîmes le chemin de Natalino où nous restâmes la journée du 17. Le 18 nous passâmes à Tchaplinka où nous restâmes les journées des 19 et 20 décembre. Deux événements marquèrent cette halte : d’une part la liquidation d’une petite bande de partisans de Makhno,3Note PL : Makhno (Mikhno, Mikhnenko) Nestor Ivanovitch : paysan du village de Gulyai-Polé, Aleksandrovsky uyezd, province Yekaterinoslavskaya. Il a été successivement gardien de troupeau, ouvrier agricole, ouvrier de fonderie. En 1908, dans sa 19e année de vie, il est condamné à la pendaison pour le meurtre d’un policier, mais sa peine fut commuée en emprisonnement à vie. Il a passé 9 ans au pénitencier de Butyr. En 1917, il a été libéré en tant que « politique », est retourné dans son village et a commencé à former un détachement d’insurgés. De 1918 à 1921, il dirigea le mouvement anarcho-paysan en Ukraine, qui agissait sous le slogan de « l’État sans pouvoir » et des « Soviets libres » (le nombre d’insurgés était de 500 à 35 milles). Ils se sont battus contre les Allemands et les blancs, puis contre les Soviétiques. En 1920-1921, a subi plusieurs défaites lors d’affrontement avec l’Armée rouge et a émigré. Auteur de mémoires. d’autre part le suicide d’un officier de l’unité de mitrailleurs

La raison du suicide, la jalousie. Soupçonnant l’infidélité de sa jolie et combative jeune femme, infirmière dans notre unité, il se tira un balle dans la tête en plein milieu du repas de midi. Son corps fut enterré dans la propriété, à l’abandon de Falswein, mécène célèbre dans toute la Russie.

Les 21 et 22 décembre 1918 : Préobrajenko et Armianski Bazar.

Nous quittâmes Natalino le 21 pour Préobrajenko, et, pendant cette marche, nos éclaireurs de cavalerie entrèrent, pour la première fois en contact avec une unité de cavalerie de l’Armée des Volontaires du Sud, du Général Denikine. Le lendemain, le 22, nous arrivâmes à la ville « Armiansky Bazar ».

Les 23, 24 et 25 décembre 1918 : Tcheguer, Boguemka et Djankoï.

Arrivés le 23 à Tcheguer, nous nous dirigeâmes le 24 sur Boguemka. Le 25 décembre, les Volontaires du Général Vassilchenko arrivèrent à Djankoï, destination finale de la marche de l’Expédition d’Ekaterinoslav, le reste de la route devant se faire le 31 décembre par chemin de fer.

Fin de la Campagne de 35 jours du Général Vassiltchenko.

La Campagne du Détachement d’Ekaterinoslav du Général Vassiltchenko aura duré 35 jours, du 26 novembre au 31 décembre 1918. Malgré les conditions difficiles, les attaques nombreuses de l’ennemi, qui souvent nous dépassait plusieurs fois en nombre, essayant de liquider ce qu’il appelait « la bande d’officiers cadets », notre Détachement réussit à exécuter avec honneur la mission qui lui confiée par le Général Denikine : rejoindre l’Armée des volontaires du Sud. Et, ce fut fait avec des pertes relativement faibles, tout en portant des coups très durs à l’ennemi.

Nos pertes auraient été encore moindres si nous avions eus la possibilité technique de ne pas laisser les blessés gravement touchés à l’hôpital de Novo-Vorontsevka. Nous apprîmes en effet, un peu plus tard, qu’après notre départ, une bande de partisans de Makhno s’est emparée de l’hôpital et a massacré tous nos camarades blessés.

Le 31 décembre 1918 : Transfert par train à Sébastopol.

Adieu Djankoï !

Je fis partie du premier convoi qui emmena les blessés de Djankoï à l’Hôpital militaire de Sébastopol. A peine installé dans le train, quelle ne fut pas ma joie de voir, sur le quai, mon ami Sacha Voyevodine.

Il me raconta que, le lendemain de notre départ d’Ekaterinoslav, en allant prendre son poste à la Caserne « Simferopol » d’Ekaterinoslav, il apprit que le 8ème Corps d’Armée d’Ukraine avait quitté la ville sans combat. A la porte de la caserne une affiche donnait une liste de personnes, prétendues tuées lors de la descente de la colonne dans le Ravin des Gendarmes. Mon nom y figurait, ainsi que ceux de mon frère et de nombreux camarades. Et Sacha fut très ému, rentrant le soir chez mes parents à l’Entrepôt D’Etat des Vins, de s’entendre confirmer que nous avions bien quitté la ville.

Nous parlâmes longtemps des évènements que nous avions vécus, puis des plans pour notre futur. Vers 13 heures, le sifflet du annonça le départ et notre conversation fut interrompue. Adieu Djankoï ! A bientôt !

Nouvel An (1919)

Nos raisonnables et prévenantes infirmières, ainsi que quelques camarades légèrement blessés, avaient acheté du vin et des « zakouskis » pour fêter le  Nouvel An. A partir de 23 heures, la fête commença dans ce wagon de 3ème classe bondée de blessés.

Nous parlions du passé, des parents, des morts, des survivants, et cela aurait pu durer toute la nuit si le Médecin Chef ne nous avait donné l’ordre de dormir.


  • 1
    Note PL : lors de la chute du pouvoir de l’hetman Skoropadski, le 8ème corps d’armée de l’hetman, conserva sa capacité au combat tout en refusant de se soumettre aux rebelles de Petlioura. Le 23 novembre 1918, des affrontements armés eurent lieu entre le corps et les forces de Petlioura, à la suite desquels Ekaterinoslav resta aux mains du corps d’armée. La situation autour de la ville continuait toutefois à être incertaine pour les troupes qui la défendaient et les commandants du corps d’armée ainsi que la plupart des hommes formèrent un détachement sous le commandement du général Vassiltchenko et décidèrent de rejoindre l’Armée des volontaires (environ 50 000 hommes sous le commandement du général Dénikine) qui combattaient l’usurpateur bolcheviste. Le détachement au départ de Yekaterinoslav comptait dans ses rangs plus de mille hommes dont 850 fantassins et 150 cavaliers équipés, la plupart des officiers et était équipé de canons et d’engins blindés. Le trajet parcouru fut de plus de 500 km dans des conditions climatiques difficiles. De nombreux combats furent menés avec les forces de Petlioura, les anarchistes de Makhno et les forces du colonel Grigorieff (partisan de Petlioura) avec succès notamment lors de la bataille de Berislavl avec ce dernier. Le détachement rejoignit l’Armée des volontaires fin décembre. Cet apport en hommes équipés et expérimentés fut précieux pour les Forces blanches.  Le 26 décembre 1918 un accord fut conclu entre le général Krasnoff commandant les Forces cosaques et le général Dénikine pour la constitution des Forces armées du sud de la Russie qui comptèrent environ 250 000 hommes en juillet 1919.
  • 2
    Note PL : des hussards du régiment des Akhtyrtsy. Ce régiment fut formé en 1765 et composé par des cosaques.
  • 3
    Note PL : Makhno (Mikhno, Mikhnenko) Nestor Ivanovitch : paysan du village de Gulyai-Polé, Aleksandrovsky uyezd, province Yekaterinoslavskaya. Il a été successivement gardien de troupeau, ouvrier agricole, ouvrier de fonderie. En 1908, dans sa 19e année de vie, il est condamné à la pendaison pour le meurtre d’un policier, mais sa peine fut commuée en emprisonnement à vie. Il a passé 9 ans au pénitencier de Butyr. En 1917, il a été libéré en tant que « politique », est retourné dans son village et a commencé à former un détachement d’insurgés. De 1918 à 1921, il dirigea le mouvement anarcho-paysan en Ukraine, qui agissait sous le slogan de « l’État sans pouvoir » et des « Soviets libres » (le nombre d’insurgés était de 500 à 35 milles). Ils se sont battus contre les Allemands et les blancs, puis contre les Soviétiques. En 1920-1921, a subi plusieurs défaites lors d’affrontement avec l’Armée rouge et a émigré. Auteur de mémoires.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *